Wednesday, November 30, 2011

Tête-à-l’envers

Vers l’année 1100, le gouverneur de la province de Wou-Wei était Mi Fou, appelé aussi Mi Nan-Kong, grand amateur de peinture et de calligraphie, critique d’art, peintre et calligraphe lui-même.

Comme beaucoup de lettrés de son temps, il aimait et admirait les pierres étranges. Un jour, il se revêtit de sa robe de cérémonie pour saluer une roche dressée dans sa résidence. Il s’inclina devant elle et l’appela « Frère aîné ». L’extravagance pouvait passer pour sacrilège. On la commenta beaucoup et elle parvint aux oreilles d’un censeur impérial, qui fit rapport sur elle. Les Annales des Song conservent l’anecdote. Selon d’autres textes, l’administrateur excentrique fut destitué.

Ma pusillanimité m’aurait sans doute empêché de me livrer à cette manifestation quelque peu provocatrice, mais je ressens pour les pierres la même révérence que le lointain Chinois.

Mi Fou ne s’en tint pas là. Il représenta la scène dans un tableau, perpétuant par bravade son geste inconsidéré. Trois siècles plus tard, le peintre Ni Tsan commenta cette peinture en remarquant : « On voit qu’il n’obtint pas sans raison son surnom de Tête-à-l’envers. »

Mi Fou était agité et agressif, intolérant et téméraire, dédaigneux des chemins tracés, porté à l’énigme, à la contradiction, au défi. Il lui arrivait de s’accoutrer de telle sorte que les badauds s’attroupaient dans la rue autour de lui et le huaient. Parfois prudent par nécessité, il ne savait pas en général résister à ses impulsions.

Le Mi Nan-Kong T’an-che raconte comment, en une autre occasion, son goût des pierres rares le conduisit à cesser peu à peu de s’acquitter des devoirs de sa charge. Il était alors gouverneur de Lien-chouei, non loin de Ling-pi, endroit célèbre par les pierres qu’on y trouvait et qui, convenablement taillées et polies, avaient des vertus musicales. Mi Fou les collectionnait, les contemplait, les caressait tout le jour, leur donnait les noms qui convenaient à leur beauté et délaissait complètement l’administration de la province. Le censeur Yang Ts’eu-Kong s’en émut et vint l’admonester officiellement. L’entretien est rapporté en ces termes : « Le Prince vous a confié la charge d’une commanderie de mille li. Se peut-il que vous jouiez tout le jour avec des pierres, sans examiner le moins du monde les affaires de la commanderie ? » Mi se plaça juste devant l’enquêteur et prit une pierre dans sa manche gauche. Cette pierre était percée à jour de profondes crevasses; cimes et cavernes s’y trouvaient au complet; la couleur était d’une extrême beauté. Mi la fit tourner en tous sens pour la montrer à Yang et dit : « Une pierre comme celle-ci, peut-on ne pas l’aimer ? » Yang n’eut pas un regard pour l’objet. Alors Mi fit rentrer la pierre dans sa manche et en sortit une autre. Celle-là présentait des alignements étagés de cimes escarpées, des plus extraordinaires. De nouveau, Mi la fît rentrer dans sa manche et, en dernier lieu, sortit une pierre toute céleste par son dessin, toute divine par sa ciselure. Il regarda Yang et dit : « Une pierre comme celle-ci, peut-on ne pas l’aimer ? » Yang dit tout à coup : « Vous n’êtes pas seul, monsieur, à l’aimer ; moi aussi, je l’aime ! » Puis il arracha la pierre des mains de Mi Fou, monta en voiture et s’en alla. Ainsi dépouillé de la plus belle pièce de sa collection, Mi, tout déconcerté, chercha vainement pendant plusieurs mois à se faire rendre son bien. Il écrivit à maintes reprises pour demander qu’on le lui renvoyât, mais jamais il ne le récupéra.

Je n’ai pas ni n’aurai jamais charge de province. Á rêver sur les pierres de la même façon que Mi Fou, je perds un temps moins précieux, mais tout aussi irréversible. Je comprends ses arguments, auxquels il imagina sans doute qu’il était difficile de résister. Je pense à la sévérité, à l’indifférence peut-être feintes du censeur Yang. Je me persuade qu’à la fin il ne voulut pas donner une leçon au gouverneur négligent en lui dérobant la pierre qu’il aimait le plus, mais qu’il fut gagné de la même passion et qu’il succomba à la tentation de s’emparer de la merveille. Je partage le désespoir de Mi Fou. Je sens qu’il a subi une perte irréparable et je devine qu’il n’aura pu s’en consoler. Par-delà les siècles et les méridiens, malgré les oppositions de caractères et de destins, j’éprouve pour lui une complicité singulière que je n’ai avec personne d’autre.

Comme lui, je recherche les pierres d’exception. Je ne leur donne pas de beaux noms, mais il m’arrive de tenter de les décrire. Je préfère leurs dessins aux peintures des peintres, leurs formes aux sculptures des sculpteurs, tant elles me paraissent les œuvres d’un artiste moins méritant, mais plus infaillible qu’eux. Dans leurs symétries et leurs courbes capricieuses, mes rêveries découvrent les archétypes cohérents, d’où dérivent non pas la beauté - que chacun apprécie selon la situation où l’histoire l’a placé - mais les normes permanentes et l’idée même de beauté, je veux dire, l’inexplicable et inutile ajout à la complication du monde, qui fait partager en outre les choses entre belles et laides.

Roger Caillois, Pierres

Wednesday, November 23, 2011

Un avenir obscur et vide

C'est aujourd'hui le premier anniversaire de la mort de maman.

Je n'ai eu qu'une seule maman et je n'en aurai jamais d'autre. Elle s'appelait Catherina Vassilievna Antonovskaya. Elle avait trente-sept ans quand je suis née, et je fus son premier et unique enfant.

Elle était professeur de piano, et aucun de ses élèves ne fut au courant de ma venue au monde. Après mon apparition, maman cessa de les recevoir chez elle. Elle était absente de la maison des journées entières. Une vieille bonne s'occupait de moi. L'appartement était petit, il n'y avait que deux pièces. Un jour tout se sut et, une semaine, maman perdit trois leçons ; un mois plus tard, il ne lui restait que Mitenka. Il était impossible de vivre du seul Mitenka. Nous congédiâmes la bonne, nous vendîmes le piano, et sans attendre davantage nous partîmes pour Pétersbourg. Lentement, avec application maman alla vers la conquête de la vie pour elle-même et pour moi. Et dès le premier hiver elle se mit à trotter toute la journée, dans la pluie et dans le gel.

J'appris tout au sujet de mon père d'une façon très simple. J'avais quinze ans lorsqu'une amie de maman vint nous voir. C'était le soir, vers six heures. Maman était sortie. Nous parlions, nous évoquions les années lointaines à N., mon enfance.

Il arriva je ne sais comment qu'elle me raconta que mon père était un ancien élève de maman et qu'il n'avait, à l'époque, que dix-neuf ans. Et qu'avant lui, elle n'avait aimé personne.

Maman rentra. Elle avait maintenant plus de cinquante ans, elle était petite et blanche, comme le sont, il est vrai, la plupart des mamans. Je ne comprenais pas moi-même ce qui m'arrivait. J'avais soudain pitié d'elle, tellement pitié que j'avais envie de me coucher et de pleurer, et de ne pas me relever jusqu'à ce que mon âme se vide en sanglots. Je me sentais perdre la tête en pensant à l'outrageur. Je compris que maman était ma honte, de même que j'étais la sienne. Et que toute notre vie était une irréparable "honte".

Et puis ce fut la révolution. J'étais préoccupée par les évènements, j'étais préoccupée par l'avenir. Ce fut à Mitenka, pâle et simplet, que fut imparti d'imprimer un tournant à mon existence. Pendant l'hiver 1919, il me mit en relation avec Maria Nikolaevna Travina qui cherchait une accompagnatrice.

J'avais dix-huit ans. J'avais terminé mes études au Conservatoire. Je n'étais ni intelligente ni belle ; je n'avais pas de robes coûteuses, pas de talent sortant de l'ordinaire. Bref, je ne représentais rien. Je sortis pour me rendre chez elle. Dehors je retrouvais les grands tas de neige. Le silence.

A Pétersbourg en ces temps là c'était le froid et la faim. Le ventre gonflé de gruau d'orge. Les pieds qu'on a pas lavés depuis un mois. Les fenêtres bouchées avec des chiffons. La suie liquide des poêles. J'entre chez elle. Il fait chaud. Mon Dieu il fait chaud ! Des tapis. Des rideaux. Des fleurs naturelles dans une corbeille posée sur un guéridon. Une femme vient à moi en souriant, me tend une main aux ongles longs et roses.

Elle est belle, elle est grande, elle a un corps sain et robuste. Elle a des cheveux noirs et lisses, coiffés en chignon sur la nuque, le sourire d'un charme ineffable. Elle m'installa dans un fauteuil, sonna la femme de chambre et commanda du thé. En sortant de chez Maria Nikolaevna je compris que ce que je venais de voir, je le voyais pour la première fois, et les paroles que je venais d'entendre étaient pour moi parfaitement nouvelles.

Jamais encore dans ma vie je n'avais rencontré une femme semblable — il me venait d'elle comme un souffle d'une espèce d'équilibre mystérieux, beau et triomphant. Pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas tous faits tels qu'il l'avait faite ? Pour la première fois dans ma vie quelque chose se révoltait en moi et une sorte d'amertume et de haine me vinrent avec force et balayèrent mon habituelle indifférence envers tout.

Le lendemain je me mis au piano dès le matin. Puis elle chanta, elle chanta… Lorsque, après une aspiration nullement affectée, mais aussi simple que lorsque nous aspirons l'air des montagnes à la fenêtre d'un wagon, elle entrouvrit ses lèvres fortes et belles, et qu'un son fort et puissant, plein jusqu'aux bords, retentit soudain au-dessus de moi, je compris tout à coup que c'était justement cette chose immortelle et indiscutable qui serre le cœur et fait que le rêve d'avoir des ailes devient réalité pour l'être humain débarrassé soudain de toute sa pesanteur. Une espèce de joie dans les larmes me saisit.

Je l'accompagnais dans ce miracle qui rappelait l'envol et le vol, et il y avait des moments où, de nouveau, une aiguille me transperçait toute entière.

Ce jour là je fis connaissance avec son mari Pavel Fédorovitch. Son physique était des plus ordinaires, un peu trivial. Il paraissait âgé de 45 ans environ. Pavel Fédorovitch travaillait dans l'une des administrations de ravitaillement de cette époque. Il obtenait tout ce dont il avait besoin, y compris le gibier et des pièces de musée. Lorsque je m'en allai, elle me donna une enveloppe bleue et raide. Dehors il faisait nuit, je ne pouvais déchiffrer à qui était adressée la lettre. Et subitement, je lus tout, comme si, quelque part derrière moi, un éclair avait brillé. "A André Grigorievitch Ber." Je ne sais pourquoi j'eus peur. Qu'allions-nous devenir, plus tard ?

Un jour nous partîmes pour Moscou. A la gare il y avait maman. Maria Nikolaevna regarda longuement, avec tristesse quelqu'un qui était resté sur le quai. Le train se précipita. Je sentais que c'était la vie qui s'élançait vers moi, et que je me précipitais en elle, en cet inconnu velouté.

A Moscou je connus pleinement, ce qu'est une gloire qui n'est pas la vôtre, et je m'y habituai même un peu. Tout autour de moi il y avait la gloire d'une autre, la beauté d'une autre, le bonheur d'une autre, et le plus dur était que je les savais mérités. Mais maintenant je n'avais qu'un rêve — trouver le point faible de cet être fort, détenir le pouvoir de disposer de sa vie lorsque je n'en pourrais plus de demeurer son ombre.

Je sentais qu'elle gardait en elle un secret. Et je me mis à observer et à prêter l'oreille pour la surprendre dans sa trahison.

Notre troisième voyage se termina au printemps de l'année 1920 - nous étions à Paris. L'automne approchait. J'étais seule à la maison le jour où c'est arrivé. On sonna à la porte. Un homme entra, grand, très grand, encore jeune, coiffé d'un feutre et vêtu d'un manteau de bonne qualité mais déjà fortement râpé. A la main il avait une vieille canne démodée. Il cherchait Maria Nikolaevna. — Voilà mon numéro de téléphone, dit-il. Transmettez que Ber est venu. André Grigorievitch Ber. Vous n'oublierez pas ? Aujourd'hui le début du mystère s'était enfin approché de moi.

Lorsque je dis à Maria Nikolevna que Ber était venu elle a pâli. Puis ses joues se sont empourprée, ses yeux brillaient, sa voix était sur le point de la trahir. A partir de ce jour là elle sortit le soir. Pavel Fédorovitch était à son club. Elle ne disait pas où elle allait. Elle rentrait tôt, vers onze heures, elle n'avait pu aller bien loin.

Une semaine plus tard elle chanta à la salle Gaveau. La salle était comble. Mais je sentais tout de même que nous n'étions que deux. Cette sensation dura, sans doute, une minute : à partir du moment où les applaudissements cessèrent et jusqu'à ce que, soudain, je visse Ber assis au premier rang. Il la regardait et était aussi blanc que le plastron de sa chemise. Maintenant nous étions trois. Je pris le premier accord. Maria Nikolaevna regardait au-dessus de la salle. Mais je devinais qu'elle le savait là. Elle peut ne pas le regarder, elle le voit quand même.

Qui était ce Ber ? Pourquoi ne l'enlevait-il pas ouvertement à Pavel Fédorovitch ? Qu'attendaient-ils ? A tout cela, je n'avais pas encore de réponse. Pour l'instant je ne savais qu'une chose : j'avais découvert le point faible de Maria Nikolaevna, je savais de quel côté j'allais la frapper. Et pourquoi ? Mais parce qu'elle était unique, et des pareilles à moi il y en avait des milliers, parce que les robes qui l'avaient tellement embellie et qu'on retaillait pour moi ne m'allaient pas, parce qu'elle ne savait pas ce que sont la misère et la honte, parce qu'elle aime et que moi, je ne comprends même pas ce que c'est.

J'épiais son visage, mais je ne remarquais rien sauf cette espèce de douceur qui lui était venue, et, par moments, un regard inquiet. Je ne pensais pas qu'entre Ber et elle il y eut une "aventure" — appliqué à elle, ce mot était aussi absurde qu'une béquille qu'on aurait tout à coup accrochée à son corps étonnamment "juste" et régulier — mais un amour long, difficile et peut-être sans issue. Et malgré ses sentiments insolubles, elle continuait à rayonner d'une espèce de bonheur constant que je rêvais de la punir.

La première fois où je sortis derrière elle et la suivis dans la rue, à une trentaine de pas, je ne pus aller plus loin que le coin de la rue, tant j'avais peur d'être vue. Deux jours après je sortis de nouveau. Maria Nikolevna arriva à la place, dépassa la station de taxis, entra directement par l'étroite porte du petit café du milieu. Et je retournai à la maison. Le lendemain je sortis la première et m'installai dans le café sombre et étroit. Au bout il y avait une cloison. Cachée là derrière je surpris leur conversation.
— Je ne peux pas le quitter, entendis-je. C'est comme si j'allais le tuer. Et je ne peux pas non plus le tromper.
— Alors c'est moi qui irai le tuer, dit-il en chuchotant.

Ce jour là j'avais décidé de tuer Pavel Fédorovitch. Mais je compris que c'était un rêve inutile, venu par hasard dans un moment de faiblesse. Non, c'est moi-même qui avais besoin de me libérer d'elle, le temps était venu de la trahir pour que Travine fasse justice, et de ce fait m'affranchisse pour toute ma vie. Et je serai la cause de son malheur, moi que personne n'écoute et que personne ne remarque, moi qui suis sans nom et sans talent.

Le lendemain devant le café où, à cette heure, se trouvaient Maria Nikolaevna et Ber il y avait un banc mouillé et comme verni. Et sur ce banc, Pavel Fédorovitch était assis. Je m'étonnai qu'il fut là, alors que le matin même il devait partir pour Londres, mais ce qui m'étonna davantage, c'était qu'il restât là non seulement sans aucun signe de sa componction satisfaite de tous les jours, mais aussi dans une attitude étrange — qui ne lui était pas du tout habituelle — de lassitude mortelle.

Quelques instants plus tard il n'était plus là. Je courus vers la maison, sentant qu'il fallait se dépêcher, que la vie qui était là, quelque part à côté, allait me dépasser ; que les nuages allaient couvrir le ciel, que le crépuscule allait tomber ; que les becs de gaz allaient s'allumer, comme pour leur rappeler qu'il était temps de se séparer.

Une fois arrivée à la aison, j'ouvris la porte et je vis le pardessus et le chapeau de Pavel Fédorovitch accrochés à la patère. A ce moment j'avais le sentiment très net que je lui dirais tout dès le pas de la porte, et que s'il me crachait au visage, je prendrais sur moi et ne dirais rien.

Mais lorsque je l'appelai il ne bougea pas. Alors je vis qu'il était mort, et que sa main droite, tombée sur la table, serrait le revolver. Je criai. Je ne puis ni me rappeler, ni expliquer ce que je ressentis alors… A propos de moi-même, du destin, des gens, du bonheur et même de cette balle qui d'elle-même avait trouvé la place à elle destinée.

Tout changea, la vie des deux dernières années, l'inquiétude, la filature, tout était fini, et tout ce qui s'était accompli s'était accompli sans moi, en dehors de moi, comme si je n'avais même pas existé. Les gens et les passions étaient passés devant moi — je les voyais de mon coin, j'aspirais à les rejoindre pour gâcher quelque chose à quelqu'un, pour aider quelqu'un, pour m'affirmer dans cet acte, et j'ai été évitée, on ne m'a pas prise dans ce jeu qui s'est terminé parle suicide de Pavel Fédorovitch. Il savait tout avant moi, sans moi il avait compris ce qu'il devait faire, il n'a pas réglé ses comptes avec Ber et Maria Nikolevna, mais il lui a laissé le passage pour qu'elle continue à vivre comme elle le voulait et à être heureuse avec qui elle voulait. Pour qu'elle fut libre.

Et voilà qui vint le jour de notre séparation. Maria Nikolaevna partait avec Ber pour l'Amérique où elle avait signé un contrat pour deux ans. Ils partaient, et moi, j'allais m'installer à l'hôtel.

Je cherchais du travail. Je n'avais pas envie de retourner chez maman. Sur le quai, je demeurai brisée et épuisée par le passé qui avait fui, sans présent, et avec un avenir obscur et vide. Mais on a beau me dire que n'importe quel moucheron n'a pas le droit de prétendre à la magnificence universelle, je ne cesserai d'attendre et de me dire : tu ne peux pas mourir, tu ne peux pas te reposer, il y a encore un être qui se promène sur terre. Il y a encore une dette que, peut-être, tu pourras un jour recouvrer… si Dieu existe.

Nina Berberova, L'Accompagnatrice

Thursday, November 17, 2011

Moi, je réussirai

Le feu grimace dans la grande cheminée, les araignées voyagent sur les murs, la montagne gronde au fond de la nuit comme un chien qui rêve. Il y a deux ou trois mois, à cette heure-ci, le crépuscule appliquait sur le Tage une taie de brume sale. J'allais toujours attendre, au bar de Nino, dans la rua Augusta, Véra qui terminait sa promenade. C'était aussi l'heure où ma tête me faisait le plus mal, et la douleur appliquait sur mes yeux comme sur le Tage une taie de brume sale. Je voulais le dire à Véra, mais je me taisais toujours, je commandais à boire d'un signe de la main, je buvais, je fouillais mes poches à la recherche de calmants inefficaces, d'analgésiques illusoires et d'impossibles gris-gris.
Maintenant encore je m'imagine que j'écris un livre, à défaut de pouvoir t'écrire, mais ce n'est pas le livre qu'il convient d'écrire, ni l'histoire qu'il faudrait raconter. La migraine tue les histoires, déchire les livres, brûle les lettres d'amour ou de colère, et je ne suis ici que comme une montagne qu'on regarde sans jamais savoir qu'elle se hérisse de douleur, qu'elle gronde comme le chien malade qui rêve et n'en finit pas de mourir. Rien de tout cela n'importe, ce que j'aurais dû raconter, c'est seulement le golgotha dérisoire de la migraine, les trébuchements, les titubements, l'hébétude, le vertige, et la montagne n'a pas de havre où reposer, de mur auquel s'adosser, de ciel à qui se plaindre. Elle est emprisonnée en elle, elle est sourde parce que tu la crois sourde et muette et aveugle parce que tu la crois muette et aveugle. La montagne n'a rien à raconter, rien que sa propre épouvante de pierre, il y a de quoi rire, elle est sa propre statue du commandeur, et c'est une statue terrible avec toutes ces têtes ou tous ces crânes comme des chancres ossifiés qui se bousculent, mais la bousculade ne révèle que l'image fixe d'un intense et immuable chaos, que faire de toutes ces têtes ? N'y aurait-il que moi qui les entende crier ?
Oui, Véra doit être bien loin cette nuit.
Peut-être aussi loin que toi. Aussi loin que les livres que j'ai lus, que j'ai trop aimés, et que j'offre aux flammes de la cheminée, aussi loin que cette presque silencieuse mélodie que me jouait ma grand-mère et que je te chantais lorsque nous étions seuls dans la maison misérable et lumineuse sous le marronnier. Dans cette maison de la petite enfance où je ne t'ai jamais surprise à pleurer.

C’est fini, je vais attendre que le jour se lève, que la montagne s'éclaire, que le feu s'éteigne.
C'est difficile de dormir, je crois que tu es morte parce que tu ne trouvais pas le sommeil.
Moi, je réussirai. J'approche. Et je n'irai pas au-delà.

Jean-Claude Pirotte, Un Voyage en automne

Friday, November 11, 2011

Je regardai la mer

Depuis un mois que j'habitais Honfleur, je n'avais pas encore vu la mer, car le médecin me faisait garder la chambre. Mais hier soir, lassé d'un tel isolement, je construisis, profitant du brouillard, une jetée jusqu'à la mer. Puis, tout au bout, laissant pendre mes jambes, je regardai la mer, sous moi, qui respirait profondément. Un murmure vint de droite. C'était un homme assis comme moi, les jambes ballantes, et qui regardait la mer. « A présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en retirer tout ce que j'y ai mis depuis des années.» Il se mit à tirer en se servant de poulies. Et il sortit des richesses en abondance. Il en tirait des capitaines d'autres âges en grand uniforme, des caisses cloutées de toutes sortes de choses précieuses et des femmes habillées richement mais comme elles ne s'habillent plus. Et chaque être ou chaque chose qu'il amenait à la surface, il le regardait attentivement avec grand espoir, puis sans mot dire, tandis que son regard s'éteignait, il poussait ça derrière lui. Nous remplîmes ainsi toute l'estacade. Ce qu'il y avait, je ne m'en souviens pas au juste, car je n'ai pas de mémoire mais visiblement ce n'était pas satisfaisant, quelque chose en tout était perdu, qu'il espérait retrouver et qui s'était fané. Alors, il se mit à rejeter tout à la mer. Un long ruban ce qui tomba et qui, vous mouillant, vous glaçait. Un dernier débris qu'il poussait l'entraîna lui-même. Quant à moi, grelottant de fièvre, comment je pus regagner mon lit, je me le demande.

Henri Michaux, La Jetée in La Nuit remue, 1935

Tuesday, September 20, 2011

Vous ne savez pas ce que c’est qu’un poète ?

C’était il y a deux semaines. Mais depuis, plus un jour ne se passe sans une pareille rencontre. Non seulement au crépuscule, mais en plein midi, dans les rues les plus populeuses, il arrive que subitement un petit homme ou une vieille femme est là, me fait signe, me montre quelque chose et disparaît de nouveau. Comme si le plus nécessaire était accompli. Il est possible qu’un beau jour ils s’avisent de venir jusque dans ma chambre. Ils savent fort bien où j’habite et prendront leurs dispositions pour ne pas être arrêtés par la concierge. Mais ici, mes chers, ici je suis à l’abri de vous. Il faut avoir une carte spéciale pour pouvoir entrer dans cette salle. Cette carte, j’ai sur vous l’avantage de la posséder. Je traverse les rues avec un peu de crainte, comme bien l’on pense, mais enfin, je suis devant une porte vitrée, je l’ouvre comme si j’étais chez moi, je montre ma carte à la porte suivante, rapidement, comme vous me montrez vos objets, mais avec cette différence que l’on me comprend, que l’on sait ce que je veux dire, et puis je suis parmi ces livres, je suis retiré de vous comme si j’étais mort, et je suis assis et je lis un poète.

Vous ne savez pas ce que c’est qu’un poète ? Verlaine… Rien ? Pas de souvenir ? Non. Vous ne l’avez pas distingué de ceux que vous connaissiez. Vous ne faites pas de différence, je sais. Mais c’est un autre poète que je lis, un qui n’habite pas Paris, un tout autre. Un qui a une maison calme dans la montagne. Qui sonne comme une cloche dans l’air pur. Un poète heureux qui parle de sa fenêtre et des portes vitrées de sa bibliothèque, lesquelles reflètent, pensives, une profondeur aimée et solitaire. C’est justement ce poète que j’aurais voulu devenir ; car il sait tant de choses sur les jeunes filles, et moi aussi j’aurais su tant de choses sur elles. Il connaît des jeunes filles qui ont vécu voici cent ans ; peu importe qu’elles soient mortes, car il sait tout. Et c’est l’essentiel. Il prononce leurs noms, ces noms légers, gracieusement étirés, avec des lettres majuscules enrubannées à l’ancienne mode, et les noms de leurs amies plus âgées où sonne déjà un peu de destin, un peu de déception et de mort. Peut-être trouverait-on dans un cahier de son secrétaire en acajou leurs lettres pâlies et les feuillets déliés de leurs journaux où sont inscrits des anniversaires, des promenades d’été, des anniversaires… Ou bien, il est possible qu’il existe au fond de la chambre à coucher, dans la commode ventrue, un tiroir où sont conservés leurs vêtements de printemps ; robes blanches qu’on mettait pour la première fois à Pâques, vêtements de tulle qui étaient plutôt des vêtements pour l’été que cependant l’on n’attendait pas encore. Ô sort bienheureux de qui est assis dans la chambre silencieuse d’une maison familiale, entouré d’objets calmes et sédentaires, à écouter les mésanges s’essayer dans le jardin d’un vert lumineux, et au loin l’horloge du village. Être assis et regarder une chaude traînée de soleil d’après-midi, et savoir beaucoup de choses sur les anciennes jeunes filles, et être un poète. Et dire que j’aurais pu devenir un tel poète, si j’avais pu habiter quelque part, quelque part en ce monde, dans une de ces maisons de campagne fermées où personne ne va plus. J’aurais eu besoin d’une seule chambre (la chambre claire sous le pignon). J’y aurais vécu avec mes anciennes choses, des portraits de famille, des livres. Et j’aurais eu un fauteuil, et des fleurs et des chiens, et une canne solide pour les chemins pierreux. Et rien de plus. Rien qu’un livre, relié dans un cuir jaunâtre, couleur d’ivoire, avec un ancien papier fleuri pour feuille de garde. J’y aurais écrit. J’aurais beaucoup écrit, car j’aurais eu beaucoup de pensées et des souvenirs de beaucoup de gens.

Mais la vie en a disposé autrement, Dieu sait pourquoi. Mes vieux meubles pourrissent dans une grange où l’on m’a permis de les placer, et moi-même, oui, mon Dieu, je n’ai pas de toit qui m’abrite, et il pleut dans mes yeux.

Rainer Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, 1910

Saturday, July 30, 2011

L’Océania était en guerre contre l’Estasia !

Winston prenait part à une manifestation dans l’un des squares du centre de Londres quand la nouvelle fut connue. C’était la nuit. Les visages et les bannières rouges étaient éclairés d’un flot de lumière blafarde. Le square était bondé de plusieurs milliers de personnes dont un groupe d’environ un millier d’écoliers revêtus de l’uniforme des Espions. Sur une plate-forme drapée de rouge, un orateur du Parti intérieur, un petit homme maigre aux longs bras disproportionnés, au crâne large et chauve sur lequel étaient disséminées quelques rares mèches raides, haranguait la foule. C’était une petite silhouette de baudruche hygiénique, contorsionnée par la haine. Une de ses mains s’agrippait au tube du microphone tandis que l’autre, énorme et menaçante au bout d’un bras osseux, déchirait l’air au-dessus de sa tête.
Sa voix, rendue métallique par les haut-parleurs, faisait retentir les mots d’une interminable liste d’atrocités, de massacres, de déportations, de pillages, de viols, de tortures de prisonniers, de bombardements de civils, de propagande mensongère, d’agressions injustes, de traités violés. Il était presque impossible de l’écouter sans être d’abord convaincu, puis affolé. La fureur de la foule croissait à chaque instant et la voix de l’orateur était noyée dans un hurlement de bête sauvage qui jaillissait involontairement des milliers de gosiers. Les glapissements les plus sauvages venaient des écoliers.
L’orateur parlait depuis peut-être vingt minutes quand un messager monta en toute hâte sur la plate-forme et lui glissa dans la main un bout de papier. Il le déplia et le lut sans interrompre son discours. Rien ne changea de sa voix ou de ses gestes ou du contenu de ce qu’il disait mais les noms, soudain, furent différents. Sans que rien fût dit, une vague de compréhension parcourut la foule. L’Océania était en guerre contre l’Estasia ! Il y eut, le moment d’après, une terrible commotion. Les bannières et les affiches qui décoraient le square tombaient toutes à faux. Presque la moitié d’entre elles montraient des visages de l’ennemi actuel. C’était du sabotage ! Les agents de Goldstein étaient passés par là. Il y eut un interlude tumultueux au cours duquel les affiches furent arrachées des murs, les bannières réduites en lambeaux et piétinées. Les Espions accomplirent des prodiges d’activité en grimpant jusqu’au faîte des toits pour couper les banderoles qui flottaient sur les cheminées. Mais en deux ou trois minutes, tout était terminé.
L’orateur, qui étreignait encore le tube du microphone, les épaules courbées en avant, la main libre déchirant l’air, avait sans interruption continué son discours. Une minute après, les sauvages hurlements de rage éclataient de nouveau dans la foule. La Haine continuait exactement comme auparavant, sauf que la cible avait été changée.
Ce qui impressionna Winston quand il y repensa, c’est que l’orateur avait passé d’une ligne politique à une autre exactement au milieu d’une phrase, non seulement sans arrêter, mais sans même changer de syntaxe.

George Orwell, 1984

Saturday, July 16, 2011

Que venez-vous donc fiche ici ?

Durant des mois je lus et je relus les trente-trois livres alignés sur ma table. Je soulignais des mots, des phrases, sur le papier jauni. Je pris des notes dans des carnets, sur des bouts de papier. Je me rendis dans des bibliothèques où les employés lançaient aux lecteurs des regards qui signifiaient : "Que venez-vous donc fiche ici ?"
Comme beaucoup d'hommes brisées qui, à une certaine époque, se sont lancés avec ardeur dans le tourbillon qu'on appelle la vie, et qui n'y trouvent pas ce qu'ils ont espéré y découvrir, je comparais entre elles certaines images, certaines expressions rencontrées dans mes lectures ; je distinguais les chuchotements discrets qu'échangeaient les textes dont j'arrivais à déchiffrer les secrets, je les classais ; je construisais de nouvelles connexions et, fier de de la complexité de ce réseau que je construisais avec la patience de l'homme qui entreprend de creuser un puits avec une aiguille, je m'efforçais de tirer vengeance de tout ce que j'avais manqué dans ma vie.

Orhan Pamuk, La vie nouvelle

Tuesday, July 5, 2011

Le combat de la vie

Après-midi, chez Claus Valentiner, quai Voltaire. J’y ai également rencontré Nebel, l’ « outcast of the islands » qui, demain, comme au temps des Césars romains, part pour l’une des îles. Puis, chez Wiemer, qui fait ses adieux. Là, Madeleine Boudot, la secrétaire de Gallimard, m’a remis les placards de la traduction des Falaises de marbre par Henri Thomas.
Au Raphaël, j’ai été tiré du sommeil par un nouvel accès de tristesse. Cela vient comme la pluie ou la neige. J’ai eu la nette conscience de l’énorme distance qui nous sépare les uns des autres, et que l’on peut précisément mesurer dans nos rapports avec les personnes qui nous sont les plus proches et les plus chères. Nous sommes, comme les étoiles, séparés par des espaces infinis. Mais il n’en sera pas de même après la mort. Ce que la mort a de beau, c’est qu’avec la lumière corporelle, elle abolit aussi ces distances. Nous serons au ciel.
Pensée, qui, alors, me fait du bien: peut-être Perpetua pense-t-elle précisément à toi.
Le combat de la vie, le fardeau de l’individualité. A l’opposé, l’indivis et ses tourbillons toujours plus profonds. Aux instants de l’étreinte, nous y plongeons, nous nous abîmons dans des zones où gîtent les racines de l’arbre de vie. Il y a aussi la volupté légère, fugitive, pareille au combustible qui flambe, et tout aussi volatile. Au-delà, au-dessus de tout, le mariage. « Vous serez une seule chair. » Son sacrement ; le fardeau est désormais partagé. Enfin, la mort ; elle abat les murailles de l’isolement individuel. Elle sera l’instant de la gratification suprême. Matthieu XXII, 30. C’est par-delà la mort, et là seulement, où le temps n’est plus, que nos véritables liens ont formé le noeud mystique. Il nous sera donné de voir, quand la lumière s’éteindra.

Ernst Jünger, Paris, le dimanche 22 février 1942

Le cavalier au seau à charbon

Plus de charbon ; le seau vide ; la pelle sert à rien ; le poêle souffle froid ; la chambre bulle de gel ; à la fenêtre des arbres raides de givre ; le ciel bouclier d'argent face à celui qui en attend de l'aide. Il me faut du charbon ; je ne peux tout de même pas geler ; derrière moi le poêle sans pitié, tout comme le ciel devant moi, je dois donc chevaucher juste entre les deux et aller chercher de l'aide chez le charbonnier. Mais il est déjà endurci contre mes demandes répétées ; il faut que je puisse lui prouver que je n'ai plus une seule petite poussière de charbon, et que pour cette raison il est, pour moi, tout simplement l'égal du soleil dans le firmament. Je dois aller vers lui comme le mendiant en train de mourir de faim menaçant de crever sur le pas de la porte, et auquel la cuisinière voyant ça se décide d'offrir le marc de la dernière tasse de café ; de la même manière, le vendeur en colère mais agissant sous le rayon du Commandement « Tu ne tueras point ! » doit me jeter une pleine pelletée dans le seau.
Mon arrivée déjà doit être décisive ; c'est pourquoi je monte sur le seau à charbon. Cavalier au seau à charbon, la main levée tenant l'anse, bride la plus simple qui soit, je pivote difficilement dans la descente de l'escalier ; mais en bas, mon seau à charbon s'élève, superbe, superbe ; les chameaux, couchés au niveau du sol, se secouant sous le bâton de leur maître, ne sont pas plus beaux lorsqu'ils se dressent. Trot régulier à travers la rue gelée ; je suis plusieurs fois soulevé au niveau du premier étage ; je ne tombe jamais jusqu'à celui des portes d'entrée. Et je flotte exceptionnellement haut lorsque j'arrive devant la cave voûtée du vendeur, cave au fond de laquelle il est blotti, en train d'écrire assis à sa table ; pour laisser sortir la chaleur extrême, il a ouvert la porte.
— Charbonnier !
Ma voix s'élève rendue caverneuse par la brûlure du froid, tandis que je suis enveloppé par la buée que produit mon haleine.
— Je t'en prie, charbonnier, donne-moi un peu de charbon. Mon seau est déjà tellement vide que je peux m'en servir de monture. Sois bon. Je te paierai quand je pourrai.
Le charbonnier met sa main en cornet derrière l'oreille.
— Est-ce que j'entends bien ? demande-t-il par-dessus de l'épaule de sa femme en train de tricoter sur la banquette du poêle, est-ce que j'entends bien ? Il s'agit d'un client.
— Je n'entends rien du tout, dit la femme, respirant tranquillement au-dessus de ses aiguilles à tricoter, le dos agréablement chauffé par le poêle.
— Oh oui, c'est bien ça, dis-je, un vieux client, toujours fidèle, juste dépourvu de ressources en ce moment.
— Femme, dit le charbonnier, il y a quelqu'un. Je ne peux pas me tromper à ce point. Il doit s'agir d'un vieux, d'un très vieux client, car il sait me parler droit au cœur.
— Qu'est ce qui t'arrive ? dit la femme en pressant son tricot un instant sur sa poitrine, il n'y a personne. La rue est vide. Tous nos clients sont livrés. Nous pourrions fermer la boutique pendant plusieurs jours et nous reposer.
Alors, des larmes cruelles causées par le froid me voilant les yeux, je m'écrie :
— Mais je suis assis ici sur mon seau, levez donc les yeux je vous prie ! Vous me verrez tout de suite. J'aimerais que vous me donniez une pleine pelletée, et si vous m'en donnez deux, alors je serais plus qu'heureux ! Tous vos autres clients ont déjà été livrés. Ah, si je pouvais entendre les morceaux de charbon claquer dans mon seau !
— J'arrive, dit le charbonnier, prêt à monter l'escalier de la cave sur ses petites jambes. Mais sa femme est déjà auprès de lui, le retenant par un bras pour lui dire :
— Tu restes ici. Si tu ne renonces pas à ce caprice, c'est moi qui monte à ta place. Rappelle-toi tes fortes quintes de toux cette nuit. Mais pour une affaire – même s'il s'agit d'une affaire imaginaire ! –, tu oublies ta femme et ton enfant, et tu sacrifies tes poumons. J'y vais.
— Alors dis-lui toutes les variétés de charbon que nous avons en stock, je t'indiquerai les prix d'en bas.
— D'accord, dit la femme.
Et elle monte jusque dans la rue. Naturellement, elle me voit aussitôt.
— Madame la charbonnière, je vous salue bien respectueusement. Juste une pelletée de charbon. Ici tout de suite dans le seau. Je le porte moi-même à la maison. Une pelletée du plus mauvais charbon. Je vous paye la totalité, mais pas tout de suite, pas tout de suite.
Quel son de cloche sont ces quatre mots « pas tout de suite », et comme, mêlés à l'angélus provenant au même moment d'une église voisine, ils provoquent la confusion !
— Que veut-il donc ? demande le charbonnier.
— Rien, lui répond la femme, ce n'est rien. Je ne vois rien, je n'entends rien. C'est six heures qui sonnent et nous fermons. Il fait terriblement froid. Demain il est bien possible que nous ayons finalement beaucoup de travail. Elle ne voit rien et n'entend rien. Mais pourtant elle dénoue le ruban de son tablier et essaye de me chasser avec. Cela réussit hélas. Mon seau a toutes les qualités d'une bonne monture, mais il n'a pas la force de résister. Il est trop léger, et un tablier de femme le fait s'élever dans les airs.
Alors qu'elle se tourne vers sa boutique, et que, à moitié méprisante, à moitié satisfaite, elle frappe en l'air d'un geste de la main, j'ai encore le temps de lancer :
— Comme tu es cruelle, comme tu es cruelle ! Je t'ai demandé une pelletée de ton plus mauvais charbon, et tu ne me l'as pas donné !
Et sur ces mots je m'élève dans les régions des montagnes glacées et me perds dans le pays d'où on ne vous revoit jamais.

Franz Kafka, Cahiers in-octavo, 1916-1918

Sunday, July 3, 2011

Il y a toujours quelque chose

Après la visite, en pleine nuit, que le patron et moi avions faite au juge Irwin, et tandis que, brûlant la route qui nous ramenait à Mason City, la voiture filait comme un bolide à travers la campagne obscure, le patron m'avait dit : « Il y a toujours quelque chose. »
Et j'avais répondu : « Peut-être pas avec le juge. »
Et il avait répliqué : « L'homme est conçu dans le péché, il vient au monde dans la corruption et passe de la puanteur des langes à la pestilence du linceul. Il y a toujours quelque chose. »
Et il m'avait donné l'ordre de la mettre au jour cette chose, de la déterrer comme le cadavre d'un chat dont quelques poils tiennent encore à la peau tendue et vio­lacée. Besogne qui m'allait comme un gant, car, ainsi que je l'ai dit, j'ai été autrefois étudiant en histoire. Or, un étudiant en histoire se soucie peu de ce qu'il ramène à la lumière après l'avoir extrait de cet amas de cendres et de fumier, de cet amoncellement sublunaire d'excréments qu'est le passé d'un homme. Chat crevé ou diamant Kohinoor, peu importe. Ainsi la tâche qu'on m'assi­gnait me convenait parfaitement : une excursion dans le passé.

Robert Penn Warren, Les Fous du roi

Le monde est d'une seule pièce

Cass Maden ne vécu pas très longtemps mais il eut le temps de concevoir que le monde est d'une seule pièce. Il découvrit qu'on peut le comparer à une gigantesque toile d'araignée ; dès qu'on l'effleure en un point quelconque, les vibrations se propagent comme des ondes jusqu'aux points les plus éloignés ; l'araignée assoupie se réveille au choc de l'onde, et s'élance ; elle ligote de ses fils l'intrus qui a touché sa toile et lui injecte le venin noir qui le paralysera. Peu importe si vous avez frôlé la toile intentionnellement ou par accident, si c'est d'un pied joyeux ou d'une main effrontée que vous l'avez touchée légèrement : ce qui doit arriver arrive toujours. L'araignée velue est là avec ses crochets instillants, ses grands yeux à facettes qui étincellent comme des miroirs au soleil, ou comme l'oeil de Dieu.

Robert Penn Warren, Les Fous du roi

Thursday, June 30, 2011

L’Opium qui transpose en rêve les idées

… Dans une sombre pièce, loin, très loin des bruits de la rue et de la maison, s’étale un beau lit de camp, laqué rouge, empâté de moulures d’or et d’argent, couvert de fines nattes de Singapour et d’oreillers en paille de Manille ou de Tokyo. Les cloisons sont tendues de légères étoffes aux couleurs éclatantes et très claires, avec des chatoiements et des moires lumineuses aux plis de la soie et du satin. Contre la muraille, au chevet du lit, s’applique un cartouche chinois où trois chauves-souris dorées, en relief, étendent leurs ailes symboliques, aux nervures contournées, aux formes hiératiquement étranges — et si éloignées de la nature ! — sur deux caractères classiques, énonciateurs de quelque sage sentence ou de quelque bon conseil. Çà et là, sur des crédences, des vases de pierre sculptée, rapportés d’une lointaine pagode, des coupes de bronze argenté ; aux murs, des flèches, des fusils, des arbalètes et des coupe-coupe venus de je ne sais quels marchés perdus dans un village de montagne, vers le pays des Giaraïs ou des Bahnars.

Je me suis couché sur le lit, une pile de livres auprès le moi ; et je lis ce soir — par exception — des livres simples et faciles, trop faible, à certaines heures, pour penser fortement, grâce à
“ L’Opium qui transpose en rêve les idées ”,
tandis qu’un Annamite malaxe et roule en cône la sainte drogue, au-dessus d’une haute et lourde lampe close dans son verre conique, qui de sa transparente paroi protège sa clarté fixe et jaune de veilleuse.

Elle brûle comme sur l’autel d’une chapelle provinciale — sombre et parfumée d’odeurs bibliques — sur te lit de camp, en l’honneur de Sa Divinité l’Opium.

Je lis à la clarté d’une lampe gracieuse, exquisement jolie, une lampe à crémaillère d’argent sous abat-jour de fine porcelaine. bleue, “ couleur du ciel après la pluie ”, comme a dit un poète chinois. Ainsi que le reflet rose et le reflet bleu dans le sonnet de Théophile Gautier, le rayon jaune, tamisé par la transparence azurine, frappe çà et là le plateau de trac semé de rares incrustations, réveille quelque noire verte, orange ou violette, des cimeterres de nacre au poing fermé d’un cavalier, des housses en velours rehaussé de perles au poitrail des chevaux ; il enveloppe le bloc de marbre noir et blanc, montagne en miniature, ambitieux presse-papiers ; il s’endort sur ma vieille pipe en écaille, aux tournants lisses tachetés de brun et d’or. Parfois, quand j’ai trop fumé, le bloc marmoréen grandit et devient pareil à l’Himalaya ; des neiges éternelles couronnent la blancheur des cimes, et les taches s’élargissent et se hérissent de végétations tropicales, taillis peuplés de tigres et d’éléphants, forêts où j’égare d’impériales caravanes. Cependant deux Annamites lettrés, mes visiteurs quotidiens, font tour à tour glouglouter l’eau tiède dans la pipe à eau en bois de trac décoré d’appliques d’argent, ou chantent dans une demi-somnolence d’interminables melopées de leur pays.
“ Et tandis qu’en rêvant je savoure l’extase, Assis au pied du lit, mes deux lettrés chanteurs Redisent tour à tour une éternelle phrase, Mélopée endormeuse aux savantes lenteurs, Cependant qu’en rêvant je savoure l’extase. ”
Oui, mon rêve méditatif plane dans la fumée de l’opium, de la pipe à eau et des cigarettes. Les lettrés chantent de belles histoires antiques de l’Annam, et l’un d’eux accompagne la mélopée avec le faible son d’une guitare, balbutieuse à la voix timide et voilée, humble servante du verbe humain. Et, les regards fixés sur les chauves-souris du cartouche, sur les caractères dorés, j’évoque quelques aimables superstitions de ces pays. Elle n’est pas pour nous déplaire, à nous les subtils amis des livres, celle qui fait de chaque caractère chinois un Génie. Et tandis que j’écoute s’envoler les paroles sacrées des lèvres fines des chanteurs, le Thàn (génie) qui anime et personnalise chacune d’elles m’apparaît dans la fumée. Pour nous, qui savons la merveilleuse puissance du verbe, n’y a-t-il pas dans ces croyances matière à longue et active méditation ? Quel lettré de ses vœux importunerait le Ciel — je dis : quel lettré d’Europe — s’il possédait la certitude de revivre éternellement dans la compagnie des mots transformés en Génies — les mots aimés plus que les femmes, les mots que nous voulons en vain rendre vivants dans nos œuvres, les mots que nous verrons un jour, animés, avec l’allure de la physionomie que nous leur avons rêvée, idéalisés encore, nous suivre et nous faire cortège dans l’immortalité ? C’est à B…, dans les loisirs de la vie de poste, que je m’accoutumai à l’opium. Et chaque jour, aux heures invariables de l’intoxication quotidienne, je revois ce coin bien-aimé de la terre tonkinoise ; je retrouve ses collines vertes où pointent les toits de briques roses, ses vastes arroyos, ses merveilleux horizons de mer et de montagnes ; et je crois encore d’ici ouïr, aussi distinctement que la mer au fond d’un coquillage, la rumeur solennelle de ses grands pins.

Au milieu des journées écrasantes de chaleur tombait parfois une ondée, une averse d’orage : pendant une heure, le ciel restait voilé ; et puis les nuages s’éloignent, le soleil reparaît et, sans transition, la terre recommence à haleter, sous la chaleur plus accablante que jamais. Pendant ces heures terribles, dans les paillotes annamites, inconfortables et mal ventilées, on éprouvait une immense difficulté de vivre ; et cependant, aujourd’hui, j’évoque, sans autre douleur que celle née du regret, ces torrides après-midi de messidor.

Jules Boissière, Propos d’un intoxiqué, Hanoi, octobre 1885

Sunday, June 26, 2011

Nous, les passagers du Maxime-Gorki

A dix heures, au son d'une musique à vous donner des picote­ments dans la colonne vertébrale, nous, les passagers du Maxime-Gorki, nous réunîmes sur la place des Héros pour former une délégation d'Allemands pénitents et ajouter une gerbe de glaïeuls et d'œillets aux monceaux de fleurs rouges déjà empilés ce matin-là autour de la flamme du souvenir. Sur le côté de l'obélisque de granité rouge se reflétaient les épicéas du jardin et la façade de l'hôtel Intourist, construit à l'emplacement du bunker du maréchal Paulus. Un détachement d'élèves offi­ciers s'avança d'un pas cadencé lent, les garçons en kaki, les filles en sandales de plastique blanches avec des pompons de tulle blancs derrière les oreilles. Tout le monde se tenait au garde-à-vous. Le négociant en spiritueux et l'instituteur, tous deux survivants de la bataille, officiaient, les yeux emplis de larmes. Les veuves de guerre qui, pendant des jours, s'étaient préparées à cette épreuve, resserraient leurs doigts sur leurs sacs à main, reniflaient dans leur mouchoir ou affichaient simple­ment un air perdu et malheureux.
Soudain, quelques protestations se firent entendre derrière nous au sein d'un groupe d'anciens soldats de la LXIIe armée soviétique venus des républiques asiatiques. Leur guide leur montrait une photo de la capitulation de Paulus  ; et, entendant parler allemand non loin de là, s'apercevant que l'« ennemi » piétinait par inadvertance le bord de la pelouse et considérant cette négligence comme un véritable sacrilège, ils se mirent à murmurer entre eux. Un homme à la face de taureau s'avança d'un pas décidé et demanda aux femmes de se déplacer. L'air plus misérable que jamais, elles regagnèrent au plus vite l'allée de ciment. « Très intéressant », commenta von F..., en passant devant moi pour rejoindre le car.
Quand la guerre fut terminée, quelqu'un suggéra qu'on laissât les ruines de Stalingrad en l'état, comme un mémorial éternel de la défaite du fascisme. Mais Staline s'offusqua à l'idée que « sa » ville pût demeurer un tas de gravats et ordonna sa reconstruction à l'identique avec quelques ajouts. Il laissa néan­moins une ruine intacte, un moulin ravagé par les obus sur le flanc de la colline descendant vers le fleuve. Aujourd'hui aban­donné au milieu des hectares de béton d'une esplanade, le moulin s'est retrouvé entre une baïonnette de quelque soixante mètres de haut et toujours sous les échafaudages, et une struc­ture de la forme et de la taille d'une tour de refroidissement où les visiteurs (après avoir pris rendez-vous) peuvent voir un panorama en mosaïque de la bataille. Debout sur l'esplanade, j'avais l'impression que j'aurais presque pu jeter une pierre dans le fleuve et cependant, malgré les cris hystériques d'Hitler, malgré les chars, les avions et les hommes, les Allemands ne purent jamais l'atteindre. Les Russes se battirent avec en tête ce slogan : « Pas de place pour nous en arrière ! » Ce fut probable­ment aussi simple que cela.
J'étais entouré d'hommes et de femmes, dont un certain nombre de manchots et d'unijambistes, tous arborant des déco­rations rayonnantes dans le soleil. Je vis alors von F..., tournant à grandes enjambées furieuses autour d'une sélection de maté­riel de guerre russe qu'on avait aligné pour le présenter. « Aucun remerciement aux Américains ! dit-il en baissant la voix. Et pourtant ce sont bien les tanks américains, pas ceux-là, qui les ont sauvés... et, bien sûr, Paulus !
— Comment cela ?
— C'était un bon soldat prussien ! dit-il. Il a continué à obéir aux ordres... même quand ces ordres étaient fous ! »
Au cours d'une précédente conversation, j'avais demandé à von F... pourquoi Hitler n'avait pas été directement en Russie pendant l'été 41. « C'est la faute de Mussolini, répondit-il tout net. L'invasion de la Russie était programmée pour le prin­temps. C'est alors que Mussolini s'est mis dans le pétrin en Grèce et l'Allemagne a dû aller lui prêter main-forte. L'année était trop avancée pour penser à Moscou. Hitler refusa de commettre l'erreur de Napoléon en 1812. »
Mamaïev Kourgan est une colline dans un faubourg du Nord où le khan tatar Mamaï planta autrefois sa yourte royale et où, pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la bataille de Stalingrad, les Soviétiques ont érigé un ensemble monumental dédié aux disparus. Pendant les combats, celui qui occupait la colline tenait Stalingrad  ; et si les Allemands prirent le château d'eau situé au sommet, les hommes du maréchal Joukov res­tèrent accrochés sur le flanc est. Lorsqu'ils quittèrent le site, on trouva une moyenne de 825 balles et éclats d'obus par mètre carré. Leonide Brejnev inaugura Mamaïev Kourgan en décla­rant : « Les pierres vivent plus longtemps que les hommes... » Les monuments, cependant, étaient construits en béton armé - et von F..., un spécialiste en la matière, ne leur prédisait pas une telle longévité.

Bruce Chatwin, Qu'est-ce que je fais là

Saturday, June 25, 2011

L'homme empirique

La parenté de la jeunesse et de l'empirisme lui paraissait profondément naturelle ; la tendance de celle-ci à vouloir tout éprouver par elle-même et à espérer les plus surprenantes expériences l'engageait à considérer l'empirisme comme la philosophie même de la jeunesse. Mais, de l'affirmation que la certitude de voir le soleil se lever tous les matins à l'est n'est due qu'à l'habitude, il n'y a qu'un pas à celle que toutes les connaissances humaines sont personnelles, conditionnées par le temps, peut-être même par les impressions d'une classe ou d'une race : affirmation qui s'est répendue ensuite de plus en plus dans l'histoire de l'esprit européen. Il faudrait sans doute ajouter qu'une nouvelle espèce d'hommes est apparue, environ depuis l'époque de nos arrière-grands-parents : celle de l'empiriste, capable de tirer cent expériences dépassées mille expériences nouvelles, mais qui demeurent toujours dans le même cercle : l'homme qui a produit ainsi l'uniformité gigantesque, apparemment profitable, de l'âge technique. L'empirisme comme philosophie pourrait passer pour la maladie infantile de cette nouvelle espèce humaine...

Robert Musil, L'Homme sans qualités

Autrefois, j'avais mon malheur

Autrefois, j'avais mon malheur. Les dieux mauvais me l'ont enlevé. Mais alors ils ont dit : "En compensation, on va lui donner quelque chose. Oui ! Oui ! Il faut absolument que nous lui donnions quelque chose."
Et moi-même, d'abord, je ne vis que ce quelque chose et j'étais presque content. Cependant ils m'avaient enlevé mon malheur.
Et comme si ça ne suffisait pas, ils me donnèrent un balancier. Or moi qui avais fait tant de faux pas, je fus content ; dans mon innocence, je fus content. Le balancier était commode, mais sauter devint impossible.
Et comme si ça ne suffisait pas, ils m'enlevèrent mon marteau et mes outils. Le marteau fut remplacé par un autre plus léger, et celui-ci par un autre encore plus léger, et ainsi de suite successivement, et mes outils disparurent l'un après l'autre, jusqu'aux clous ! Quand je songe à la façon dont ça s'est fait, encore maintenant j'en reste bouche bée.
Ils m'ont enlevé ensuite mes chiffons, mes bouteilles cassées, tous les débris.
Alors comme si ça ne suffisait pas, ils m'ont enlevé mon aigle. Cet aigle avait coutume de se percher sur un vieil arbre mort. Or ils l'arrachèrent pour planter des arbres vivants et vigoureux. L'aigle ne revint pas.
Et ils prirent encore mes éclairs.
Ils m'ont arraché mes ongles et mes dents.
Ils m'ont donné un oeuf à couver.

Henri Michaux, Étapes

La vérole de la solitude

L'air y avait une densité toute nouvelle, comme si on finissait juste de l'inventer, et les belles mulâtresses qui attendaient sans espoir entre les pétales sanglants et les disques passés de modes, connaissaient des offices de l'amour que l'homme avait oublié d'emporter du paradis terrestre. La première nuit où le groupe s'en vint rendre visite à cette serre à illusions, la splendide et taciturne doyenne, qui surveillait les entrées dans un fauteuil à bascule en rotin, sentit le temps revenir à ses sources premières quand elle découvrit parmi les cinq nouveaux arrivants un homme aux os saillants, au teint bistre, aux pommettes tartares, marqué depuis le commencement du monde et à jamais par la vérole de la solitude.
- Aïe ! soupira-t-elle. Aureliano !
Elle était en train de revoir le colonel Auréliano Buendia comme elle l'avait vu à la lumière d'une lampe bien avant toutes les guerres, bien avant la désolation de la gloire et l'exil de la désillusion, par cette aube lointaine où il s'en vint jusqu'à sa chambre donner un ordre pour la première fois de sa vie : l'ordre qu'on lui fît l'amour. C'était Pilar Ternera. Il y avait des années de cela, quand elle avait atteint ses cent quarante-cinq ans, elle avait renoncé à la pernicieuse habitude de tenir les comptes de son âge...

Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude

Friday, June 24, 2011

Je vois clair dans la loi

Le patron s'était levé et se dirigea en chaussettes vers le visiteur. Il tendit la main : "Bonjour, Hugh."
Hugh Miller lui serra la main, pénétra dans la pièce. Quant à moi, je me glissai vers la porte, mais le patron m'arrêta d'un signe de tête. Il désignait ma chaise du menton. Aussi je serrai la main d'Hugh Miller et me rassis.
"Asseyez-vous, djt le patron à Hugh Miller.
- Non, merci, Willie, répondit Hugh Miller de sa voix lente et solennelle. Mais que ça ne vous empêche pas de vous asseoir, Willie."
Le patron se laissa tomber dans son fauteuil, posa les pieds sur la chaise et demanda : "Alors, qu'y a-t-il ?
- Vous le savez, je pense, dit Hugh Miller.
- En effet, je pense que je le sais.
- Alors vous allez sauver la mise à White.
- Je me fous de White, dit le patron, je sauve quel­qu'un d'autre.
- Il est coupable.
- D'accord, reconnut le patron avec entrain. A sup­poser que les notions de culpabilité et d'innocence puissent s'appliquer à une nullité telle que Byram B. White.
- Il est coupable, dit Hugh Miller.
- Mon Dieu, vous parlez comme si Byram était un homme ! C'est une chose ! On ne poursuit pas une ma­chine à calculer si un ressort claque et fausse les calculs. On la répare. Eh bien, j'ai réparé Byram. Si bien que ses arrière-petits-enfants à naître feront dans leur culotte à l'anniversaire de ce jour, sans savoir pourquoi. Bon Dieu ! ça leur prépare une lourde hérédité. Ah ! Byram n'est qu'un objet qu'on emploie, et il sera très utile à partir de maintenant.
- Beau discours, Willie, ça ne changera rien au fait que vous sauvez White.
- Au diable White ! Je sauve autre chose ! Si on laisse les types de la bande à MacMurfee s'imaginer qu'ils peuvent fourrer leur nez dans cette affaire, Dieu sait où ils s'arrêteront. Vous croyez qu'ils apprécient les mesures que j'ai prises ? La taxe sur l'extraction du charbon ? L'augmentation des redevances pour les terrains apparte­nant à l'État ? L'impôt sur le revenu ? La politique du réseau routier ? La loi sur la santé publique ?
- Je sais bien que non, ils ne l'aiment pas, admit Hugh Miller. Ou, du moins, les types derrière Mac­Murfee n'aiment pas ça.
- Et vous, vous appréciez ?
- Oui, dit Hugh Miller, j'approuve ces mesures, mais pas tous leurs à-côtés.
- Hum ! dit le patron, et il sourit. L'ennui c'est que vous êtes avocat, et diablement bon avocat.
- Vous aussi, vous êtes avocat, dit Hugh Miller.
- Non, je ne suis pas avocat, je m'y connais un peu en droit. Je m'y connais même beaucoup. Et ça m'a rapporté de l'argent, mais je ne suis pas avocat. C'est pourquoi je vois clair dans la loi. La loi, c'est une petite couverture pour une personne sur un lit à deux per­sonnes, où on dort à trois par une nuit froide. Il n'y a même pas assez de couverture pour couvrir tout le monde, et on a beau tirer dans tous les sens, quelqu'un est tou­jours sur le point d'attraper une pneumonie. La loi, c'est le pantalon, acheté l'année dernière pour un petit garçon en croissance, et cette année les coutures craquent, les mollets sont à l'air. La loi est toujours trop courte et trop étroite pour l'humanité en croissance. Le mieux est d'agir, et ensuite d'arranger la loi pour couvrir vos agisse­ments. Mais, le temps que la foi figure dans les codes et on aura déjà fait quelque chose de différent. Pensez-vous que tous mes actes soient catalogués sous des ru­briques claires et simples dans la constitution de cet État ?
- La Cour suprême a jugé !... commença Hugh Miller.
- Ouais ! parce que c'est moi qui l'ai mise en place pour juger. La moitié de mes actes étaient anticonstitu­tionnels, mais ils ne le sont plus, bon Dieu. Et comment ? Parce que quelqu'un les a accomplis."

Robert Penn Warren, Les Fous du Roi, p. 226-227

Saturday, June 11, 2011

Ça ne pouvait pas continuer

Une fois qu'on y est, on y est bien. Ils nous firent monter à cheval et puis au bout de deux mois qu'on était là-dessus, remis à pied. Peut-être à cause que ça coûtait trop cher. Enfin, un matin, le colonel cherchait sa monture, son ordonnance était parti avec, on ne savait où, dans un petit endroit sans doute où les balles passaient moins facilement qu'au milieu de la route. Car c'est là précisément qu'on avait fini par se mettre, le colonel et moi, au beau milieu de la route, moi tenant son registre où il inscrivait des ordres.
Tout au loin sur la chaussée, aussi loin qu'on pouvait voir, il y avait deux points noirs, au milieu, comme nous, mais c'était deux Allemands bien occupés à tirer depuis un bon quart d'heure. Lui, notre colonel, savait peut-être pourquoi ces deux gens-là tiraient, les Allemands aussi peut-être qu'ils savaient, mais moi, vraiment, je savais pas. Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. J'avais toujours été bien aimable et bien poli avec eux. Je les connaissais un peu les Allemands, j'avais même été à l'école chez eux, étant petit, aux environs de Hanovre. J'avais parlé leur langue. C'était alors une masse de petits crétins gueulards avec des yeux pâles et furtifs comme ceux des loups ; on allait toucher ensemble les filles après l'école dans les bois d'alentour, où on tirait aussi à l'arbalète et au pistolet qu'on achetait même quatre marks. On buvait de la bière sucrée. Mais de là à nous tirer maintenant dans le coffret, sans même venir nous parler d'abord et en plein milieu de la route, il y avait de la marge et même un abîme. Trop de différence.
La guerre en somme c'était tout ce qu'on ne comprenait pas. Ça ne pouvait pas continuer.
Il s'était donc passé dans ces gens-là quelque chose d'extraordinaire ? Que je ne ressentais, moi, pas du tout. J'avais pas dû m'en apercevoir..

Louis Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

Sunday, June 5, 2011

Dans la vallée du Song-Li

C'est dans la vallée du Song-Li, d'après une vieille carte annamite, que se trouvent les mines aujourd'hui abandonnées, pour lesquelles le gouvernement percevait jadis un impôt, payé en taëls d'or par des exploitants chinois. Mais la carte est si inexacte que, depuis six mois, je cherche en vain leur emplacement, à travers la forêt qui couvre la région maintenant déserte, autrefois riche et peuplée. Quatre postes militaires, — Cho-Ra, Cho-Chu, Cho-Moi et Hung-Son, — y sont disséminés, très loin l'un de l'autre, et sans communication possible pendant la saison des pluies. Aux portes de leur étroite enceinte se presse l'impénétrable forêt.
Les habitants de ces contrées sont de misérables "Thôs" peut-être autochtones — quelques centaines d'âmes à peine — qui vivent dans la perpétuelle anxiété d'être recrutés comme coolies par les pirates ou par nos convois. Parfois, quand nos officiers en reconnaissance s'avisent de battre le pays en dehors des sentiers tracés et s'engagent sur quelque piste presque indistincte, un peu moins large qu'une foulée d'éléphants, il leur arrive de découvrir à l'improviste un groupe de cases de paille, soigneusement dissimulées au centre d’un épais fourré, au sommet d'un mamelon entouré d'une brousse qui semblait inextricable, ou tout au fond d'une ravine, une fente à peine entre deux falaises. A quelques heures de là, on pourra trouver un étroit plateau débroussaillé, où les gens du hameau cultivent le riz et le maïs, dans les cendres d'un hectare de forêt incendiée.
L'eau potable sera plus loin encore. Les cases sont vides, à l'arrivée fortuite de nos officiers, car leurs habitants ont l'oreille fine et l'odorat subtil du chien et du sauvage. Ils ont éventé de loin l'étranger et pris la fuite, emportant la provision de riz, les volailles, les porcs, toutes leurs misérables richesses.
C'est fini ; ils ne reviendront plus ici ; ils chercheront ailleurs, toujours dans la forêt, un autre asile : là, pour quelque temps encore, ils resteront ignorés de tous, sauf du tigre vénéré — "monsieur le Tigre" — qui, malgré les prières, les sacrifices et la bonne odeur des papiers brûlés à son intention, vient dévorer leurs porcs et parfois, la nuit, pousse la porte de chaume, entre dans une case, et enlève à la force des dents un pauvre diable.
Et, malgré tout, ces gens ne descendent pas dans le Delta, riche et salubre ; ils ne quitteront pas leur monde sans air ni horizon, leur terre mortelle. Ils aiment passionnément la forêt qui a fait leur âme sombre, profonde et triste, à sa propre image.
Son indélébile influence subsiste même en ces miliciens, si soumis, si dévoués, dont une discipline quasi-militaire et le contact quotidien des Européens n'ont pas transformé les idées ni atténué les superstitions. Ils appartiennent à cette race des "Thôs à dents jaunes", que l'Annamite aux dents laquées de noir redoute comme les pires sorciers, et dont il a fixé le type en ses classiques légendes. Pauvres êtres, doux, crédules et bons ! Grâce à leur connaissance intime du pays, presque tous les soirs je trouve une case pour abriter ma tête, et les habitants, qui ne s'enfuient plus à notre approche, m'accueillent en camarade, — en « frère aîné », on dit ici. Mais comme ils redeviennent défiants et craintifs, ces miliciens et ces paysans, quand je les interroge sur l'emplacement des mines anciennes !
Ils les croient gardées par de dangereux fantômes ; ils se refusent à me renseigner, l'esprit hanté d'effroyables superstitions. Et le soir, autour du feu de bois et de la marmite, ils se redisent à voix basse bien des tristes légendes d'autrefois et parlent avec respect des âmes qui errent dans la forêt environnante.

Jules Boissière, Dans la forêt in Fumeurs d'Opium, 1896

Saturday, June 4, 2011

Parler

Parler. Il semble que pendant toute mon enfance on n’ait rien fait d’autre à la maison. Parler remplaçait tout, le pain et l’amour, l’argent et la misère, Dieu et le Diable, la confession et la songerie. Bien qu’eussent cessé les discours grandiloquents et pompeusement ménagés de mon grand-père, discours qu’il parait d’une dignité supplémentaire avec des toussotements judicieux et de grands gestes de ses mains parcheminées tournées vers le ciel, et bien que le silence eût englouti à jamais les plaisanteries pleurnichardes de mon père, la voix de ma mère, qui montait et faiblissait jusqu’à s’éteindre dans un soupir pour renaître aussitôt et se perdre en propos diffus et incohérents au point de faire penser au grand murmure de la nature tout entière et n’être plus soudain qu’un plaidoyer incisif et narcissique, suffisait presque, grâce à l’effort soutenu de son cœur et de ses poumons, à entretenir en paroles le flot doux et continu dans lequel j’avais baigné et grandi. La parole, chez nous, touchait intimement à tous les instants du passé et du présent, revenant inlassablement en arrière pour mieux se réadapter au présent, comme si elle cherchait un équilibre qui la délivrât enfin complètement. Ma mère pensait encore à ce que j’avais dit, une heure plus tôt, au sujet de son mari, « il n’a jamais cultivé quoi que ce soit », impliquant par là que la ferme lui avait été un fardeau et avait écourté sa vie. Je sentais que c’était la vérité, ma mère redoutait que cela pût l’être. Elle expiait à sa façon et s’efforçait de vaincre son trouble, en expliquant à Peggy avec une minutie exhaustive et précieuse notre situation financière et individuelle au moment de notre déménagement. Selon ce récit, qu’elle modifiait imperceptiblement à chaque nouvelle version que j’en entendais, ma grand-mère (« qui, dit ma mère à Peggy, vous ressemblait beaucoup ; sans avoir les cheveux roux, elle avait votre énergie, votre façon de faire la vaisselle, votre nez droit. Si j’avais hérité du nez de ma mère au lieu de la patate informe de mon père je ne serais pas aujourd’hui une vieille femme toquée et seule ») trouvait la maison d’Olinger trop grande à tenir. Mon grand-père s’installait dans l’inaction. Les factures pour le chauffage et les réparations poussaient prématurément mon père au tombeau. Et moi, l’enfant de ma mère, j’étais en grand danger de devenir « un de ces ignares comme il y en a à Olinger, il faut les avoir vus pour y croire, Peggy, ça parait invraisemblable, mais ces gens-là croient dur comme fer que leur ville est le centre du monde. Ils ne veulent aller nulle part, ils ne veulent rien apprendre et ils ne veulent rien faire, sauf rester sur une chaise à se contempler les uns les autres. Je n’ai pas voulu que mon fils unique devienne un fils d’Olinger. J’ai voulu en faire un homme. Aussi étions-nous venus vivre ici. Quant à mon père… eh bien…

John Updike, La ferme

L’amour sororal

Redevenu sérieux, Ulrich se dit que, chez un homme qui cherche continuellement autre chose que son entourage, chez un homme qui n’a pas pu passer de l’antipathie à la sympathie correspondante, la bienveillance et la fade bonté habituelles aux autres hommes doivent se désagréger aisément et se réduire à une masse dure et froide au-dessus de laquelle plane un brouillard d’amour impersonnel. C’était ce qu’il avait appelé un jour l’amour séraphique. On aurait pu dire aussi, songeait-il : l’amour sans partenaire. Ou aussi bien : l’amour sans sexualité. De nos jours, on n’aimait que sexuellement : les semblables ne pouvaient se souffrir, et, dans le croisement des sexes, on s’aimait avec une révolte grandissante contre la surestimation de cette contrainte. L’amour séraphique était délivré de l’un et de l’autre. Il était l’amour délivré des contre-courants des aversions sociales et sexuelles. Cet amour, perceptible un peu partout aujourd’hui aux côtés de la cruauté, pouvait vraiment s’appeler l’amour sororal, dans une époque qui n’avait pas de place pour l’amour fraternel…

Robert Musil, L’Homme sans qualités

Fermin Eguren n’a jamais pu me sentir

Fermin Eguren n’a jamais pu me sentir. Il tirait vanité de choses très diverses : du fait d’être Uruguayen, d’être créole, d’attirer toutes les femmes, de s’habiller chez un tailleur hors de prix et, je ne saurai jamais pourquoi, d’être d’origine basque, alors que cette race en marge de l’histoire n’a jamais rien fait d’autre que de traire des vaches.
Un incident des plus futiles consacra notre inimitié. À l’issue d’une séance, Eguren nous proposa d’aller rue Junin. Ce projet ne me souriait pas, mais j’acceptai pour ne pas m’exposer à ses moqueries.
Nous y fûmes avec Fernandez Irala. En quittant la maison, nous croisâmes un malabar. Eguren, qui avait un peu bu, le bouscula. L’autre nous barra le passage et nous dit :
- Celui qui voudra sortir devra passer par ce couteau.
Je revois l’éclat de la lame dans la pénombre du vestibule. Eguren se jeta en arrière, terrifié. Je n’étais pas très rassuré mais le dégoût l’emporta sur la peur. Je portai ma main à ma veste comme pour en sortir une arme en lui disant d’une voix ferme :
- Nous allons régler cette affaire dans la rue.
L’inconnu me répondit d’une voix complètement changée :
- C’est ainsi que j’aime les hommes. Je voulais simplement, mon ami, vous mettre à l’épreuve.
Il riait maintenant, très affable.
- Ami, c’est vous qui le dites, répliquai-je et nous sortîmes.
L’homme au couteau pénétra dans le lupanar. J’appris par la suite qu’il s’appelait Tapia ou Paredes, ou quelque chose dans ce goût-là, et qu’il avait une réputation de bagarreur. Une fois sur le trottoir, Irala, qui avait gardé son sang-froid, me tapa sur l’épaule et déclara, grandiloquent :
- Il y avait un mousquetaire parmi nous trois. Bravo, d’Artagnan !
Fermin Eguren ne me pardonna jamais d’avoir été le témoin de sa couardise.

Jorge Luis Borges, Le Congrès, in Le Livre de sable

Etudes supérieures

Quelle peut bien être la cause de cette curieuse inégalité ? me demandai-je, étonnée, tout en dessinant des roues de charrette sur les fiches, fournies à d’autres fins par le contribuable anglais. Pourquoi donc, à en juger d’après ce catalogue, les femmes intéressent-elles les hommes tellement plus que les hommes n’intéressent les femmes ? Quelle curieuse chose ! Mon esprit s’aventura à se représenter la vie des hommes qui passent leur temps à écrire des livres sur les femmes. Sont-ils vieux ou jeunes ces hommes ? Mariés ou célibataires ? Ont-ils le nez rouge ou sont-ils bossus ? - en tout cas, il est flatteur, vaguement, de se sentir l’objet d’une telle attention, si elle ne provient pas uniquement d’estropiés et d’infirmes. Ainsi méditais-je jusqu’à l’instant où une avalanche de livres, glissant sur le bureau placé devant moi, mit fin à ces pensées frivoles. L’étudiant qui, à Oxbridge, a été formé aux recherches, a sans doute quelque méthode pour diriger son troupeau de questions et lui faire éviter les distractions du chemin puis l’amener à pénétrer dans la réponse comme la brebis entre dans un parc. Mon voisin, par exemple, cet étudiant qui recopiait avec zèle un manuel scientifique, extrayait de ce manuel, j’en suis sûre, toutes les dix minutes environ, des pépites de minerai essentiel. Ses petits grognements de satisfaction en étaient la preuve certaine. Mais quand, par malheur, on n’a aucune formation universitaire, l’enquête, loin d’être menée droit vers le parc, s’éparpille de-ci, de-là, en désordre, tel un troupeau terrifié poursuivi par une meute de chiens. Professeurs, maîtres d’école, sociologues, prédicateurs, romanciers, essayistes, journalistes, hommes qui n’avaient d’autres titres que celui de n’être pas des femmes, donnaient la chasse à ma simple et seule question : « Pourquoi les femmes sont-elles pauvres ? » Tant et si bien que cette question devint cinquante questions ; jusqu’au moment où ces cinquante questions se jetèrent frénétiquement dans le courant qui les emporta avec lui. Chaque page de mon carnet était couverte de notes griffonnées en hâte.

Virginia Woolf, Une chambre à soi

J'ai visé droit devant moi

Buddy m'a immédiatement repérée, hésitante dans mon anorak rouge. Ses bras gigotaient en l'air comme les ailes kaki d'un moulin à vent. J'ai enfin compris qu'il m'indiquait une trouée qui venait de s'ouvrir au milieu du ballet des skieurs. Le temps d'assurer mon équilibre, la gorge sèche, le doux chemin blanc qui conduisait de mes pieds aux siens a commencé à se brouiller.
Un skieur l'a traversé en venant de la gauche. Un second l'a imité en venant de la droite ... les bras de Buddy s'agitaient toujours mais plus faiblement, comme une antenne de l'autre côté d'un champ grouillant de petits animalcules gros comme des microbes, ou encore de petits points d'exclamation recourbés.
J'ai regardé au-dessus de cet amphithéâtre bouillonnant.
Le grand œil gris du ciel me contemplait, son soleil entouré de nuages rayonnait sur des contrées lointaines qui des quatre points cardinaux, colline blanche après colline blanche, aboutissaient toutes a mes pieds.
Une voix intérieure me conseillait de ne pas me conduire comme une idiote - sauver ma peau, enlever mes skis, et descendre camouflée par la forêt de pins qui bordait la pente - elle s'est envolée comme un moustique inconsolable. L'idée que je pourrais bien me tuer a germé dans mon cerveau le plus calmement du monde, comme un arbre ou une fleur.
J'évaluais la distance qui me séparait de Buddy. Les bras pendant le long du corps, il se confondait avec la barrière de planches derrière lui, il était engourdi, marron et inconséquent.
M'avançant vers le bord de la pente, j'ai planté la pointe de mes bâtons dans la neige et je me suis lancée dans un vol que je savais ne pouvoir arrêter ni par adresse ni par aucun effort de volonté.
J'ai visé droit devant moi.
Un vent glacé qui s'était embusqué s'engouffrait dans ma bouche et faisait voleter mes cheveux au-dessus de ma tête à l'horizontale. Je descendais. mais le soleil blanc ne s'élevait pas plus haut pour autant. Il restait au-dessus des vagues figées en collines, comme un pivot inanimé sans lequel le monde ne pourrait exister.
Un petît écho s'envolait de mon corps pour le rejoindre. Je sentais mes poumons se remplir avec les composants de la scène: air, montagnes, arbres, gens ... J'ai pensé : - « C'est ça le bonheur. »
Je filais droit au milieu des zigzagueurs, des étudiants, des experts, après des années de double vie, de sourires et de compromis, je filais droit dans mon propre passé.
Les gens et les arbres s'éloignaient de chaque côté comme les bords ténébreux d'un tunnel pendant que je fonçais comme un bolide vers le point immobile, le petit caillou blanc, au fond du puits, le joli petit bébé replié au fond du ventre de sa mère. Mes dents se sont refermées sur une bouchée granuleuse. De l'eau gelée coulait dans ma gorge.
Le visage de Buddy était penché au-dessus du mien, proche et énorme, comme une planète détournée de sa route. D'autres visages sont apparus derrière le sien, derrière eux des points noirs grouillaient sur un plateau blanc. Petit morceau après petit morceau, le vieux monde se remettait en place, comme sous les coups de la baguette d'une fée.
- Tu te débrouillais bien jusqu'à ce que ce type te coupe le chemin ...
Une voix familière informait mon oreille.
Des gens défaisaient mes fixations, ramassaient mes bâtons là où ils s'étaient plantés obliques, tendus vers le ciel, chacun dans son tas de neige. La barrière me soutenait le dos.
Buddy s'est agenouillé pour m'enlever mes chaussures et les nombreuses paires de chaussettes de laine blanche qui les bourraient. Ses mains boudinées se sont refermées sur mon pied gauche puis elles ont glissé lentement vers ma cheville, tâtant et fouillant comme à la recherche d'une arme cachée.
Un soleil sans éclat brillait au plus haut du ciel. Je voulais m'aiguiser dessus jusqu'à ce que je devienne sainte, mince et aussi essentielle que la lame d'un couteau.
- Je remonte, je vais le refaire ...
- Non, tu ne vas pas le refaire.
Le visage de Buddy avait une drôle d'expression satisfaite...
- Non, tu ne vas pas y aller, a-t-il répété avec un sourire définitif, ta jambe est fracturée en deux endroits, tu en as pour des mois de plâtre...

Sylvia Plath, La cloche de détresse, Londres, 1963

Weavers Lane était sombre

Weavers Lane était sombre. Les lampes à pétrole formaient aux encadrements de porte et aux fenêtres des taches de lumière jaunes, tremblantes. Quelques maisons baignaient dans une obscurité complète et les familles se rassemblaient sur la véranda, avec pour seul éclairage les reflets d'une maison voisine. Une femme se pencha par la fenêtre et vida un seau d'eau sale dans la rue. Quelques gouttes éclaboussèrent Jake au visage. On entendait, du fond de certaines maisons, des voix aiguës et furieuses. D'autres maisons s'échappait un bruit paisible de fauteuil doucement balancé.
Jake s'arrêta devant un perron sur lequel trois hommes étaient assis. Une lumière jaune pâle, venant de l'intérieur, les éclairait. Deux des hommes portaient des bleus mais pas de chemises ; ils étaient pieds nus. L'un d'eux était grand et dégingandé. L'autre était petit et il avait un furoncle au coin de la bouche. Le troisième était vêtu d'une chemise et d'un pantalon. Il tenait un chapeau de paille sur son genou. « Salut ! » lança Jake.
Les trois hommes le regardèrent fixement, avec des faces mornes, jaunies par l'air de l'usine. Ils murmurèrent mais sans changer de place. Jake tira de sa poche le paquet de Target et le fit circuler. Il s'assit sur la dernière marche et enleva ses chaussures. Le sol frais, humide, soulagea ses pieds.
« Travaillez en ce moment ?
- Quais, répondit l'homme au chapeau de paille. Presque tout le temps. »
Jake se gratta entre les orteils.
« Je possède l'Évangile, reprit-il. Il faut que je le révèle. »
Les hommes sourirent. De l'autre côté de la rue étroite, s'élevait un chant de femme. La fumée de leurs cigarettes flottait autour d'eux dans l'air immobile. Un petit gamin qui passait s'arrêta et ouvrit sa braguette pour uriner.
« Il y a une tente au coin de la rue et c'est dimanche, répliqua enfin le petit homme. Vous pouvez aller y raconter tout l'Évangile que vous voudrez.
- C'est pas de ce genre-là. C'est mieux. C'est la vérité.
- Quel genre ? »
Jake suçota sa moustache sans répondre. Au bout d'un moment, il demanda :
« Vous avez déjà fait des grèves par ici ?
- Une fois, dit le grand. Ils ont fait une grève il y a six ans.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? »
L'homme au furoncle frotta ses pieds par terre et laissa tomber son mégot.
« Eh bien - ils ont arrêté le travail parce qu'ils voulaient vingt cents de l'heure. Y en a eu à peu près trois cents qui l'ont fait. Ils traînaient dans les rues toute la journée. Alors l'usine a expédié des camions, et une semaine plus tard la ville grouillait de gens qui venaient chercher du travail. »
Jake se tourna de façon à se trouver en face d'eux. Les hommes étaient assis deux marches plus haut que lui, ce qui l'obligeait à lever la tête pour les regarder dans les yeux.
« Ça ne vous rend pas dingues ? questionna-t-il.
- Comment ça - dingues ? »
La veine sur le front de Jake était gonflée et écarlate.
« Bon Dieu de bon Dieu ! Mais dingues - d-i-n-g-u-e-s - dingues. »
Il regarda avec colère leurs visages perplexes, cireux. Derrière eux, à travers la porte ouverte, il apercevait l'intérieur de la maison. La pièce sur rue contenait trois lits et un lavabo. Dans la pièce du fond, une femme nu-pieds dormait sur une chaise. D'une des vérandas obscures leur parvenait le son d'une guitare.
« Je faisais partie de ceux qui sont venus dans les camions, observa le grand.
- Peu importe. Ce que j'essaie de vous expliquer est simple et clair. Les salauds qui possèdent ces usines sont millionnaires. Pendant que les bobineurs, les cardeurs, et les gars aux machines à filer et à tisser gagnent à peine de quoi faire taire leur estomac. D'accord ? Alors quand vous marchez dans les rues en y pensant, et que vous voyez des gens affamés, éreintés, et des jeunes avec des membres rachitiques, ça ne vous rend pas dingues ? Non ? »
Le visage de Jake était empourpré et sombre, et ses lèvres tremblaient. Les trois hommes l'observaient avec circonspection. Puis l'homme au chapeau de paille éclata de rire.
« Allez-y, ricanez. Faites-vous péter les flancs. »
Les hommes riaient de la façon lente et douce dont trois hommes se moquent de quelqu'un.
Jake épousseta la plante de ses pieds et remit ses chaussures. Il avait les poings serrés et la bouche tordue par un rictus courroucé.
« Riez, vous n'êtes bons à rien d'autre. Je vous souhaite de rester là à ricaner jusqu'à ce que vous creviez. »
Tandis qu'il descendait la rue d'un pas raide, le bruit de leur rire et de leurs sifflets le poursuivait encore.

Carson Mc Cullers, Le coeur est un chasseur solitaire

Oh, cette Helen

Un soir je suis assis sur le lit de ma chambre d’hôtel sur Bunker Hill, en plein cœur de Los Angeles. C’est un soir important dans ma vie, parce qu’il faut que je prenne une décision pour l’hôtel. Ou bien je paie ce que je dois ou bien je débarrasse le plancher. C’est ce que dit la note, la note que la taulière a glissé sous ma porte. Gros problème, ça, qui mérite la plus haute attention. Je le résous en éteignant la lumière et en allant me coucher.
Le matin je me réveille, décide que je devrais faire plus d’exercice, et je m’y mets tout de suite. Je fais plusieurs exercices d’assouplissement. Après ça, je me lave les dents, qu’est-ce que je vois, du rose sur la brosse, et un goût de sang ; ça me rappelle les réclames et je décide de sortir boire un petit café.
Je descends au restaurant où je vais toujours au restaurant, je m’assois sur le tabouret devant le long comptoir et je commande un café. Il en a plus ou moins le goût, mais vaut quand même pas la thune. Je reste là à fumer une cigarette, et puis une autre. Je lis les résultats des matchs de l’American League, évitant scrupuleusement ceux de la National League, notant avec satisfaction que Joe Di Maggio fait toujours honneur aux Italiens, parce que de tout le championnat c’est lui qui a le plus de points marqués à la batte. Il est en tête du classement.
Un grand cogneur ce Di Maggio. En sortant du restaurant, je me mets en position devant un lanceur imaginaire et j’expédie un home-run du tonnerre par-dessus la balustrade. A la suite de quoi je descends la rue en direction d’Angel’s Flight en me demandant ce que je vais bien pouvoir faire de cette journée. Mais il n’y a rien à faire, alors je décide de me balader en ville.
En descendant Olive Street je passe devant un méchant immeuble jaune encore humide comme un buvard du brouillard de la veille, et ça me fait repenser à mes amis Ethie et Carl, qui sont de Détroit et ont habité là. Je me souviens de la nuit où Carl a fichu une trempe à Ethie parce qu’elle allait avoir un bébé et lui il en voulait pas. Mais ils ont eu le môme quand même et puis c’est tout. Et je me rappelle comment c’était à l’intérieur, comment l’appartement sentait la souris et la poussière, et je revois les petites vieilles assises dans le hall quand il faisait chaud l’après-midi, et puis la vieille dame qui avait de si jolies jambes. Et puis le liftier, un homme brisé qui venait de Milwaukee et qui semblait toujours ricaner chaque fois qu’on demandait son étage, comme si c’était tellement idiot de choisir justement cet étage, le liftier qui avait toujours un plateau de sandwichs dans l’ascenseur, et un roman-feuilleton à quatre sous.
Mais je continue sur Olive à descendre la butte, passé les horribles bicoques en bois qui suintent le crime et le fait-divers, et toujours sur Olive jusqu’au Philharmonic Auditorium, et ça me rappelle la fois où j’y suis allé avec Helen voir les chœurs, les Cosaques du Don, et ce que j’avais pu m’embêter à ce truc-là, même qu’on s’était disputés à cause de ça, et je me rappelle ce qu’Helen portait ce jour-là une robe blanche, même que j’en avais les reins qui chantaient rien que de la toucher. Oh, cette Helen - mais, bon, pas maintenant.
Bientôt me voilà au coin d’Olive et de la Cinquième, là où les gros trolleys vous cassent les oreilles avec leur boucan, et l’odeur d’essence rend triste même la vue des palmiers, et le noir de la chaussée est encore mouillé du brouillard de la veille.

John Fante, Demande à la poussière

Les ombres

Ainsi, après avoir reposé sur un lit, à Long Beach, Californie, et vu ce que j'avais vu, je me levai très dispos, et pris le chemin du retour, avec maintenant le soleil dans les yeux. Il projetait dans ma direction les ombres des bungalows blancs ou roses ou en stuc bleu pâle (de style espagnol, mauresque ou coquettement américain), les ombres de postes d'essence ressemblant à la maison en pain d'épice d'un conte de fées, ou au cottage d'Anne Hathaway, ou bien encore à un igloo ; les ombres aussi de palais rayonnants sur les collines parmi l'arrogante dentelle des eucalyptus ; les ombres de montagnes aux croupes léonines, et l'ombre d'un homme marchant en sens inverse au loin, sur une route blanche qui étincelait comme du quartz. Le soleil me lançait à la face l'ombre pourpre de l'univers entier, et je poursuivais ma route à grande vitesse, car, si vous êtes réellement allés à Long Beach, Californie, et si vous avez rencontré votre rêve sur un lit d'hôtel, alors rien ne saurait vous empêcher de revenir, armé d'une assurance toute fraîche, aux lieux dont vous êtes partis, parce que maintenant vous savez, et connaissance signifie puissance.
Vous pouvez appuyer à fond sur l'accélérateur et laisser vos mystérieux soixante chevaux geindre comme des lévriers tirant sur leur laisse.

Robert Penn Warren, Les Fous du roi, p. 507

Kalinitch

Le lendemain, aussitôt après le thé, nous partîmes pour la chasse. En traversant le village, M. Poloutikine ordonna au cocher de s’arrêter devant l’isba qu’il appelait son bureau et cria :
- Kalinitch !
- Tout de suite, petit père ! répondit une voix, j’attache mes laptis.
Nous mîmes la carriole au pas et fûmes bientôt rejoints par un homme de quarante ans, haut de taille, maigre, la tête petite et déjetée en arrière. Il me plut aussitôt par l’air de bonté qui se jouait sur son visage hâlé et marqué de petite vérole. Kalinitch, comme je le sus plus tard, suivait chaque jour son bârine à la chasse ; portant sa gibecière ou son fusil, observant où se posait l’oiseau, allant puiser de l’eau fraîche, cueillant des fraises, élevant des tentes et conduisant la drojka. Sans Kalinitch, M. Poloutikine ne pouvait faire un pas.
Kalinitch était d’un caractère doux et enjoué ; il chantonnait sans cesse, regardant autour de lui sans soucis, parlait un peu du nez, clignait de ses yeux bleu pâle en souriant et caressait souvent sa barbe en pointe. Il marchait à grandes enjambées sans paraître se hâter et s’appuyait légèrement sur un bâton long et mince.
Dans le cours de la journée, nous échangeâmes quelques paroles. Il me servait sans servilité, mais il soignait son bârine comme un enfant. La chaleur du jour nous étant devenue insupportable, il nous mena à son rucher en plein fourré. C’était une petite isba, toute tapissée d’herbes aromatiques séchées. Il nous fit deux lits de foin frais, puis, s’étant mis sur la tête une sorte de sac en filet, il prit un couteau, un pot et un tison et s’en alla nous couper à sa ruche un rayon de miel.
Après ce repas d’un beau miel fluide et chaud, nous bûmes de l’eau de source et nous nous endormîmes au bourdonnement monotone des abeilles et au frissonnement des bavardes feuilles des bois.
Un léger coup de vent me réveilla… J’ouvris les yeux et je vis Kalinitch ; il était assis sur le seuil de la porte entrouverte, et taillait avec son couteau une cuiller en bois. Je contemplai longtemps son visage doux et tranquille, comme un ciel serein du soir. M. Poloutikine s’éveilla à son tour. Nous ne partîmes pas tout de suite. Il est agréable, après une longue course et la sieste du chasseur, de rester les yeux ouverts, immobile sur une couche de foin. Le corps s’alanguit et se délecte, le visage se colore d’une chaleur légère, une douce paresse pèse sur les paupières.
Nous nous levâmes enfin pour errer encore jusqu’au soir. Au souper, je reparlai de Khor et surtout de Kalinitch.

Ivan Sergueïevitch Tourgueniev, Récits d’un chasseur

La femme de Nikita

La femme de Nikita, Marpha, jadis une belle luronne, gardait la maison avec son jeune fils et deux grandes filles. Elle ne faisait rien pour ramener son mari parce que, d’abord, depuis vingt ans, elle vivait avec un tonnelier, moujik d’un village éloigné et qui logeait chez elle ; ensuite parce que, bien qu’elle fît de Nikita ce qu’elle voulait lorsqu’il était à jeun, elle le craignait comme le feu quand il avait bu.
Un jour, par exemple, qu’il s’était enivré chez lui, Nikita, pour se venger probablement de sa soumission habituelle, avait brisé le coffre de sa femme, en avait retiré ses plus beaux habits, s’était saisi d’une hache et les avait mis en mille pièces.
C’est pourtant à sa femme que tout ce qu’il gagnait était payé par son maître, sans que jamais il s’y fût opposé. Ainsi, en ce moment, deux jours avant la fête, Marpha s’était rendue chez Vassili Andréitch et y avait pris de la farine de froment, du thé, du sucre, une bouteille d’eau-de-vie, en tout pour trois roubles de marchandises, plus cinq roubles en espèces, et avait remercié le patron comme d’une faveur quand, en comptant au plus bas, Vassili Andréitch devait encore à Nikita au moins vingt roubles.
- Est-ce qu’il y a des conventions entre nous ? disait-il à Nikita. Tu as besoin, prends. Tu payeras par ton travail. Chez moi, ce n’est pas comme chez les autres : attendre qu’on fasse les comptes, et par là-dessus les amendes ! Moi, je vais tout bonnement et honnêtement. Tu me sers, je ne t’abandonne pas. Tu es dans le besoin, je te viens en aide.
Et, en parlant ainsi, Vassili Andréitch croyait fermement qu’il était le bienfaiteur de Nikita, tant l’accent de sa parole était sincère, et cette conviction était affermie par les approbations de son entourage, à commencer par celles de Nikita lui-même.
- Mais je comprends bien, Vassili Andréitch, aussi je vous sers comme mon propre père ; je comprends bien, répondait Nikita, comprenant non moins bien que Vassili Andréitch le trompait, mais sachant aussi qu’il était inutile de tenter d’éclaircir ses comptes et qu’il fallait vivre en prenant ce qu’on lui donnait tant qu’il n’aurait pas une autre place.

Léon Tolstoï, Maître et serviteur

Judith

Nous longions le ruisseau à la surface duquel flottait un mystérieux et changeant réseau d’ombres et de lumières. Soudain, à ma grande stupeur, Judith me quitta et disparut dans les broussailles. Je continuai à avancer pendant cinq minutes sans rien entendre d’autre que le ruissellement du courant et le frémissement des arbres. J’avais l’impression que Judith s’était dissoute et fondue dans la nature et que ses éléments m’entouraient d’une manière fantomatique et moqueuse. C’est ainsi que j’arrivai à proximité de la grotte des esprits... Sur les rochers étaient étendus des vêtements, d’abord une chemise blanche, que je ramassai toute chaude encore, comme s’il s’agissait d’une enveloppe terrestre dont l’âme venait de s’échapper. Je n’entendais toujours aucun son, ni ne voyais aucune trace de Judith et mon inquiétude commençait à croître car le silence de la nuit me paraissait rempli d’une intention démoniaque. Au moment où je m’apprêtai à appeler Judith par son nom, je perçus des sons étranges, d’abord comme des soupirs, puis des bribes de chant, enfin un chant véritable, vieille chanson allemande. Et puis à force de tendre l’oreille je découvris une forme blanche, indistincte, qui se déplaçait dans l’ombre derrière le rocher... Après avoir, pendant un moment, perdu conscience de toute réalité, je vis soudain Judith nue venir à moi. Elle était dans l’eau jusqu’à sa poitrine. Elle se mouvait en arc de cercle et moi, comme l’aiguille d’un aimant, je suivais son mouvement. Alors elle sortit de l’ombre du rocher et parut brusquement éclairée par la lune. En même temps elle atteignit la rive et émergeait de plus en plus de l’eau qui ruisselait de ses hanches et de ses genoux. Elle mit son pied blanc et mouillé sur les cailloux secs, me regardait et moi je la regardais aussi. Elle n’était plus qu’à trois pas et resta un moment immobile. Je vis chacun de ses membres distinctement dans la lumière blanche, mais comme mystérieusement agrandis, embellis, comme s’il s’agissait d’une antique statue de marbre plus grande que nature. Sur ses épaules, ses seins et ses hanches l’eau scintillait dans la nuit, mais plus étincelants encore étaient ses yeux qui étaient fixés silencieusement sur moi. Puis elle leva les bras et avança vers moi. Mais moi traversé de frissons et rempli de respect je reculai, comme un crabe, à chaque pas qu’elle fit dans ma direction, sans la quitter des yeux. C’est ainsi que j’entrai sous les arbres jusqu’à être arrêté par les buissons de mûres sauvages.

Gottfried Keller, Der grüne Heinrich (Le vert Henri)

Saturday, April 30, 2011

Les Mlch'

... de la région qu'infestent les hommes-singes (Apemen) habitent les Mlch', que j'appellerai Yahous, pour que mes lecteurs n'oublient pas leur nature bestiale et parce qu'une transposition littérale précise est presque impossible, étant donné l'absence de voyelles dans leur âpre langage. Les individus de la tribu ne dépassent pas, je crois, le nombre de sept cents, compte tenu des Nr, qui habitent plus au sud, dans les maquis, Le chiffre que j'ai avancé est hypothétique, vu que, à l'exception du roi, de la reine et des sorciers, les Yahous dorment où la nuit les surprend ; ils n'ont pas de domicile fixe. La fièvre paludéenne et les incursions continuelles des hommes-singes les déciment. Seuls quelques-uns d’entre eux portent un nom. Pour s'appeler, ils se lancent de la boue. J'ai même vu des Yahous qui, pour attirer l'attention d'un ami, se jetaient et se roulaient par terre. Physiquernent, ils ne diffèrent pas des Kroo, sauf qu'ils ont le front plus bas et qu'un certain reflet cuivré atténue leur négritude. Ils se nourrissent de fruits, de racines et de reptiles ; ils boivent du lait de chat et de chauve-souris et pêchent à la main. Ils se cachent pour manger ou bien ferment les yeux ; le reste, ils le font à la vue de tous, comme les philosophes cyniques. Ils dévorent crus les cadavres des sorciers et des rois, pour s'assimiler leurs vertus. Je leur reprochai cette coutume ; ils se touchèrent la bouche et le ventre, pour m'indiquer sans doute que les morts aussi sont comestibles ou - mais ceci est peut-être trop subtil - pour que je comprenne que tout ce que nous mangeons devient, à la longue, de la chair humaine.

Jorge Luis Borges, Le rapport de Brodie