Sunday, September 30, 2012

La maison était seule au bord du Vide

La maison était seule au bord du Vide qui avait enveloppé son petit jardin.

La maison était seule au bord du Vide, comme toutes les maisons, à qui personne ne pense et que personne ne voit.

Le Vide montait jusqu'au ciel, qui n'était plus le ciel, mais l'Éternité ! Et si l'on s'était retourné assez vite, l'on aurait peut-être vu, du seuil de la maison : la Vie tout entière précédée du Passé et suivie de l'Avenir.

La maison, la Vie banale et particulière suivait son cours.

Une famille (comme toutes les familles) faisait ses préparatifs pour aller passer l'été dans une campagne qu'elle désirait infinie et tranquille.

Le père, préoccupé, consultait l'horaire.

La mère remettait du linge dans une malle déjà pleine.

Le fils fermait les volets.

Et la fille descendait de sa chambre, avec un sac de cuir jaune, qu'elle allait poser dehors sur les autres colis.

Elle ouvrit la porte de la maison et le petit jardin bien fidèle revint du fond de l'Éternité et l'Éternité bien fidèle refléta l'image exacte de sa pensée, dans le petit jardin qu'elle aimait.

La jeune fille s'arrêta alors au bord de la maison et des fleurs poussèrent tout de suite sur les plates-bandes des allées : des capucines et quelques tulipes pâles.

Une petite pluie très fine tombait sur la pelouse verte et des souvenirs ! et des souvenirs ! montaient dans l'âme de la jeune fille. « C'était là, cette année, qu'elle avait vu le Printemps venir. Le Printemps un peu fou, qui avait couvert l'herbe de pâquerettes, la terre d'iris, le mur d'églantines et de ce jasmin qui restait encore. C'était là qu'elle avait lu, par des journées d'or pâle : Shakespeare, qu'elle aimait tant ! Balzac et son premier Zola. C'était là qu'elle avait vu tous ces crépuscules, comme de grandes ailes d'ange, ourlées d'ombre bleue, venir frôler la terre avant d'aller au ciel. Et c'était fini, tout ça !

Pourquoi ? Parce que l'Été était venu, un vilain été pluvieux qui avait noyé toutes les petites fleurs du Printemps... toutes les petites fleurs ! Puis, tout d'un coup, elle songea que la campagne l'attendait, une campagne si douce ! où Il était depuis un mois déjà. Alors, elle fut heureuse ! Le jardin lui sembla rempli de soleil ! Elle sortit d'ans la rue... et le Vide se reforma derrière elle.

Le fils, quand il eut fermé tous les volets, sortit brusquement de la maison ; regarda le jardin, insignifiant pour lui, dans son gris-vert, monotone, puis ses yeux allant bien plus loin, il vit la mer, la plage, le tennis dont il avait déchiré et réparé à ses frais, le filet l'année dernière. Puis il revint au jardin, fixa un moment le trapèze, où il avait failli se tuer et saisissant une valise, il courut dans la rue. La porte resta entr'ouverte et un passant vit le jardin, qui lui sembla « grand pour Paris », et la maison qu'elle trouva « laide ». Ce fut tout. — Le Vide.

Le père et la mère sortirent ensemble.

Le père ferma la porte de la maison. La mère pensa qu'elle n'avait toujours pas retrouvé ses ciseaux dans la pelouse. Elle vit la pelouse.

« Si le chat revient, il abîmera les dernières tulipes. » Elle vit les tulipes. Elle passa.

Le père dit : « J'aime mieux que la pluie se soit calmée, ça abîme les bicyclettes ». Il mit les clefs dans sa poche, ne vit pas le jardin, ferma la porte de la rue. Mais le jardin resta là, un moment encore. Puis l'Éternité revint dans l'ombre infinie de la Solitude : il n'y eut plus qu'un ciel, de bas en haut, dont les contours étaient l'Infini.

Mireille Havet, La Maison dans l'œil du chat

Saturday, September 15, 2012

15 septembre

Wilhelm, on deviendrait furieux de voir qu’il y ait des hommes incapables de goûter et de sentir le peu de biens qui ont encore quelque valeur sur la terre. Tu connais les noyers sous lesquels je me suis assis avec Charlotte, à St…, chez le bon pasteur, ces magnifiques noyers, qui, Dieu le sait, me remplissaient toujours d’une joie calme et profonde. Quelle paix, quelle fraîcheur ils répandaient sur le presbytère ! Que les rameaux étaient majestueux ! Et le souvenir enfin des vénérables pasteurs qui les avaient plantés, tant d’années auparavant !… Le maître d’école nous a dit souvent le nom de l’un d’eux, qu’il avait appris de son grand-père. Ce fut sans doute un homme vertueux, et, sous ces arbres, sa mémoire me fut toujours sacrée. Eh bien, le maître d’école avait hier les larmes aux yeux, comme nous parlions ensemble de ce qu’on les avait abattus. Abattus ! j’en suis furieux, je pourrais tuer le chien qui a porté le premier coup de hache. Moi, qui serais capable de prendre le deuil, si, d’une couple d’arbres tels que ceux-là, qui auraient existé dans ma cour, l’un venait à mourir de vieillesse, il faut que je voie une chose pareille !… Cher Wilhelm, il y a cependant une compensation. Chose admirable que l’humanité ! Tout le village murmure, et j’espère que la femme du pasteur s’apercevra au beurre, aux œufs et autres marques d’amitié, de la blessure qu’elle a faite à sa paroisse. Car c’est elle, la femme du nouveau pasteur (notre vieux est mort), une personne sèche, maladive, qui fait bien de ne prendre au monde aucun intérêt, attendu que personne n’en prend à elle. Une folle, qui se pique d’être savante ; qui se mêle de l’étude du canon ; qui travaille énormément à la nouvelle réformation morale et critique du christianisme ; à qui les rêveries de Lavater font lever les épaules ; dont la santé est tout à fait délabrée, et qui ne goûte, par conséquent, aucune joie sur la terre de Dieu ! Une pareille créature était seule capable de faire abattre mes noyers. Vois-tu, je n’en reviens pas. Figure-toi que les feuilles tombées lui rendent la cour humide et malpropre ; les arbres interceptent le jour à madame, et, quand les noix sont mûres, les enfants y jettent des pierres, et cela lui donne sur les nerfs, la trouble dans ses profondes méditations, lorsqu'elle pèse et met en parallèle Kennikot, Semler et Michaèlis. Quand j’ai vu les gens du village, surtout les vieux, si mécontents, je leur ai dit : « Pourquoi l’avez-vous souffert ? — A la campagne, m’ont-ils répondu, quand le maire veut quelque chose, que peut-on faire ? Mais voici une bonne aventure : le pasteur espérait aussi tirer quelque avantage des caprices de sa femme, qui d’ordinaire ne rendent pas sa soupe plus grasse, et il croyait partager le produit avec le maire ; la chambre des domaines en fut avertie et dit : « A moi, s’il vous plaît ! » car elle avait d’anciennes prétentions sur la partie du presbytère où les arbres étaient plantés, et elle les a vendus aux enchères. Ils sont à bas ! Oh ! si j’étais prince, la femme du pasteur, le maire, la chambre des domaines, apprendraient…. Prince !… Eh ! si j’étais prince, que m’importeraient les arbres de mon pays ?

Johann Wolfgang von Goethe, Les Souffrances du jeune Werther

Tuesday, August 21, 2012

L’incertitude qui vient des rêves

Un soir de juillet 1952, je rencontrai, à l’improviste, à Strasbourg, Denis de Rougemont dans la salle à manger d’un hôtel de la place Kléber, où, isolé à une table, j’étais l’un des rares clients. Cette rencontre n’était pas extraordinaire, car nous devions participer la semaine suivante à une même réunion dans une petite ville des environs. Il me raconta qu’il venait de voir à Paris notre ami Nicolas Nabokov, revenu de Londres le jour même en avion et à qui il était arrivé l’aventure suivante. Nabokov s’était trouvé assis, dans l’appareil, à côté d’un Chinois inconnu, qui n’avait pas tardé à s’endormir. Se réveillant soudain, le Chinois avait demandé en anglais à Nabokov : « Vendez-vous de la quincaillerie ? » Puis, sur la réponse négative de celui-ci, il s’était rendormi et ne lui avait plus adressé la parole, même à l’arrivée. Rougemont essayait de trouver une explication plausible à la conduite du Chinois. Fatigué de la chercher en vain, il conclut que des histoires pareilles arrivaient constamment à Nabokov et d’ailleurs n’arrivaient qu’à lui. Une des hypothèses mises en avant était que le Chinois, mal réveillé, s’adressant si bizarrement à son voisin, n’avait fait que continuer un rêve. Le soir, dans ma chambre, je repensais à l’épisode et il me vint à l’esprit que ce n’était peut-être pas le Chinois qui avait dormi et rêvé, mais bel et bien Nabokov lui-même. Cette nouvelle version me parut beaucoup plus vraisemblable que la première. Nabokov s’était assoupi un instant, pendant lequel il avait rêvé que le Chinois lui avait demandé s’il vendait de la quincaillerie. Réveillé, il ne s’était pas rendu compte qu’il avait dormi, encore moins qu’il avait rêvé, de sorte que le souvenir de son rêve lui apparaissait comme le souvenir d’un épisode réellement vécu. Satisfait de cette explication, je n’y pensai plus et négligeai le lendemain de la proposer à Rougemont. Quelques semaines plus tard, au cours d’une discussion, j’eus l’occasion de citer à titre d’exemple cette histoire et la solution que j’avais imaginée. Je me rendis compte alors que j’étais resté en chemin, car je pouvais également supposer que Nabokov n’avait rien raconté du tout à Rougemont et que celui-ci, dans le train qui l’amenait à Strasbourg, s’était endormi et avait rêvé que Nabokov lui avait fait semblable récit. Je compris qu’à mon tour, je n’avais pas de preuve que Rougemont m’eût réellement raconté quoi que ce fût au sujet de Nabokov et que je pouvais moi-même être victime de la même confusion que je venais de lui attribuer. Certainement, je ne pouvais pas être sûr que le soir, à Strasbourg, après l’avoir quitté pour aller dormir, je n’avais pas rêvé qu’il m’avait conté, en s’en étonnant, l’étrange aventure prétendument arrivée à Nabokov. J’entrevis aussi que, si jamais j’écrivais jamais cette argumentation, chacun des lecteurs sous les yeux de qui elle serait tombée, pourrait quelque jour se demander s’il avait réellement lu ces pages ou s’il n’avait pas plutôt rêvé qu’il avait eu inexplicablement dans les mains une revue contenant, sous la signature d’un certain Roger Caillois, cette dialectique rigoureuse et démente, comme sont précisément celles des rêves. S’il arrivait alors à de tels lecteurs de confier son incertitude à quelque ami, il faudrait songer à imaginer celui-ci doutant à son tour n’avoir pas rêvé la conversation au cours de laquelle il lui fut donné d’entendre un récit à ce point extravagant. Et ainsi de suite. Le report est sans fin. Sans doute pareille cascade d’hypothèses est bien théorique. A chaque récurrence, des vérifications sont possibles. Rien n’empêche le confident du lecteur supposé de demander à celui-ci si l’entretien a vraiment eu lieu. Le lecteur lui-même pourra retrouver le numéro de la revue. Il ne tient qu’à moi d’interroger Rougemont, qui peut interroger Nabokov. Il n’est même pas hors de la portée de ce dernier, s’il s’en donne la peine, de retrouver le Chinois qui, à telle date, a voyagé dans tel avion de telle compagnie. Mais des vérifications de cette espèce ne sont pas toujours faciles. Elles ne sont pas non plus toujours probantes. Nabokov peut avoir oublié l’incident : devrais-je en conclure que c’est Rougemont qui a rêvé ? Quant au Chinois, j’imagine un instant que Nabokov le retrouve et qu’il l’interroge : comment admettre raisonnablement qu’il se souviendra d’avoir posé, il y a des années, une question incongrue à un voisin d’avion dans un état de demi-sommeil ? Décidément, il faut consentir que la mémoire n’est pas immanquablement en mesure de distinguer avec certitude le souvenir du rêve et le souvenir de la réalité. Ce sont ses défaillances et aussi ses apports, c’est la mise au jour continuelle et imperceptible qu’elle ne cesse d’imposer aux souvenirs, ce sont, dans ces cas graves, ses maladies qui rendent parfois malaisé de se prononcer sans arrière-pensée sur la valeur des matériaux qu’elle extrait d’une immense nuit et dont la familiarité peut n’être qu’un mirage. Il arrive que l’hésitation, en ce domaine, atteigne au désarroi et qu’elle fasse chanceler les certitudes les mieux acquises.

Roger Caillois

Sunday, May 20, 2012

J’ai aimé la nature

J’ai aimé la nature. J’ai aimé passionnément la nature. Enfant, je me suis promené des heures durant dans les forêts autrichiennes, seul ou accompagné, de préférence seul. Je connais encore par cœur des territoires entiers de mon pays natal. Mais passée l’enfance, la nature est haïssable, dit Reger qui se tourna vers moi à cet instant, les yeux tout à coup brillants. Pour rien au monde je ne retournerais vivre à la campagne où j’ai passé tant de vacances heureuses jadis. Je ne supporterais plus la nature, voilà la vérité, comme je l’ai à peine supportée lors de mes derniers séjours qui remontent à une quarantaine d’années, au point de finir par la haïr de tout mon cœur. La nature est haïssable en bloc, dit Reger. Rien de la nature n’échappe à ma détestation : ni les arbres, ni les rivières, ni les chemins, ni les champs, encore moins les montagnes qui sont censées être un symbole de gloire pour l’Autriche. Oui, tout de la nature est haïssable, même les animaux que j’adorais observer enfant, au point de les pister pendant des heures à travers champs et forêts. L’odeur de la terre est haïssable, la forme des arbres est haïssable, les chemins qui n’en finissent pas sont haïssables. Vous vous demandez sans doute, cher Atzbacher, comment j’ai été conduit à détester aussi la nature avec une telle force, moi qui l’ai tellement adorée enfant, dit Reger, avec le même regard intense. C’est qu’enfant, vos émotions de la nature ne sont pas provoquées par la nature elle-même, mais par la présence à vos côtés d’êtres chers qui disparaissent un jour. Pas un jour de mes vacances d’enfance sans une marche aux côtés des miens qui captivaient mon attention par telle ou telle remarque, telle ou telle découverte qui donnait un sens à la randonnée, ou qui, par leurs simple présence à mes côtés, donnaient à celle-ci une dimension plus chaleureuse, plus symbolique. La nature en elle-même n’était rien, seule comptait l’expérience que j’en faisais à côté d’un être cher qui finit par disparaître, car la vie n’est que cela, perte sans fin de tout ce que nous avons aimé, dit Reger dans un soupir qui m’étonna. Même pour moi qui aimais marcher seul dans la nature, la perspective de partir de la maison familiale et d’y revenir ensuite plaçait mon expérience de la nature dans un cadre plus vaste, plus sentimental, et je ne pouvais aimer la nature qu’enveloppée dans ce sentiment d’être accueilli, protégé, aimé par d’autres êtres qui, les années qui suivirent, disparurent les uns après les autres, me laissant seul avec la nature. Je mis du temps à comprendre que, sans eux, la nature était parfaitement haïssable. Je mis plusieurs années à comprendre que, sans ces êtres chers disparus, la nature était totalement, parfaitement haïssable, et que ma détestation devait même consumer le souvenir de ces jours de bonheur en elle. Je voulus revenir plusieurs fois dans la nature, mais fis l’expérience que la nature était totalement, parfaitement haïssable en l’absence des êtres chers disparus. J’errais de longues heures dans un pays désert, errais, errais sans ressentir le moindre plaisir, sans faire la moindre découverte, j’errais comme une âme en peine, comme on dit si justement en français, je passais des jours et des jours à chercher les traces du bonheur ancien que les êtres chers avaient emporté avec eux, en vain, et je commençais alors à détester la nature, à la rejeter de toutes mes forces, n’y revenant plus que dans mes pires cauchemars où j’errais sans fin dans des champs déserts, à travers de forêts mortes, sans jamais voir la fin du chemin que je suivais. Je devins un Stadtmensch, dit Reger, un citadin, un homme des villes, je ne quittais Vienne que pour me rendre dans une autre capitale européenne (car je n’ai jamais voulu quitter l’Europe), avec l’assurance totale que, passée l’enfance, la nature était haïssable. Par la suite, j’ai pu constater que toutes les personnes que je rencontrais qui se vantaient d’adorer la nature et de ne pouvoir vivre ailleurs qu’à la campagne étaient des esprits attardés, je veux dire par là des esprits restés en enfance, attachés aux ruines de leur enfance, les soignant une fois disparus les êtres chers qui donnaient un sens à la nature, les entretenant jour et nuit dans la nostalgie totalement stupide de leur enfance, bref, des esprits primaires, sans perspective aucune que celle de revenir sans cesse à des racines mortes depuis longtemps, et je me mis à détester ces personnes qui, régulièrement, atterrissaient à Vienne pour un séjour culturel dont ils ne retiraient rien, car leur esprit tout entier était primaire, attaché à la terre de leur enfance morte, obsédé par des symboles calcinés qu’ils chérissaient et chériraient jusqu’à la mort. J’appris par la suite, dit Reger, que la nature était désormais pleine de ces êtres nostalgiques de la nature, qu’elle en était pleine à ras bord, montagnes, forêts, prairies, toute la nature était pleine de ces êtres que je haïssais désormais pour lesquels la nature était l’expérience suprême, sans qu’aucun d’entre eux ne s’aperçoivent que, passée l’enfance, la nature ne pouvait être qu’haïssable, et que, d’un point de vue moral et intellectuel, la nature devait être haïssable. La nature était à présent pleine d’individus agités courant, pédalant dans tous les sens, la nature n’était plus seulement abandonnée par les êtres chers mais définitivement polluée par une foule de crétins dont le peu de cervelle qu’ils possèdent encore ne sera jamais traversé par la pensée qu’en vérité, passée l’enfance, disparus les êtres chers, la nature est totalement, absolument haïssable !

Thomas Bernhard, Maîtres anciens

Le train s’arrêta à Ostia Antica

Le train s’arrêta à Ostia Antica. Quai désert, matinée morne, quelques oisillons sautillaient sur un vieux banc aux lattes dévissées. Je pris une passerelle de fer rouillé qui enjambait une route déserte Il y avait comme un miroitement aquatique aperçu un instant derrière quelques saules.

Je marchais le long de pavillons délabrés, avec dans les jardins, des sièges d’auto à l’abandon, des pneus entassés contre un mur de torchis, le scintillement des feuilles, détritus pourrissants.

Vers l’entrée du site archéologique qui ressemblait à l’entrée d’un stade à l’abandon quelques autocars poussiéreux immatriculés en Pologne ou en Slovaquie.

Je pris un ticket. Les allées couvertes de larges dalles étaient bordées de touffes d’herbe qui frissonnaient sous un vent qui sentait la mer. Dans ce paysage aplati net, évacué après une fin du monde, la fine glaçure d’une mosaïque avec des gladiateurs décolorés ou des poissons dans un filet. A coté affleurent des murs de briquettes cuites par le vent, le sentiment d’avancer à la pointe de la dernière terre ferme.

C’était un de ces endroits désolés qui apportent avec l’air froid des bouffés d’exaltation subite : être le dernier homme, planète débarrassée des conflits, extinction définitive des chamailleries et piailleries humaines, le ciel blanc sans nuages laisse voir derrière des excavations herbeuses la mer réduite à un trait, calme derrière une clôture de haut grillage. On sent l’éloignement, le murmure du vent, le repos de dalles qui sont les tombes légères, belles d’une aubaine ou d’une promesse, des insectes cachés dans les verdures proposent de nouvelles règles de vie, un sentier avec ses odeurs sauvages.

Puis, désolation, poussière, dessèchement, quelque chose d’ensablé dans le temps, de figé, une sorte de grève d’échouage : vide, silence, creux, distillation froide sous la pinède. Un grillage encercle ce pays d’exil que borde une mer vitrifiée.

Le mince trait neigeux d’un avion partage le ciel en deux.

L’arène ou l’espèce d’amphithéâtre, semble retapé de la veille, c’est un bassin de pierres effritées, avec des ronces, des racines, flaques d’eau trouble urineuse, boites de bière aplatie.

Au loin la haute voix claire — comme si la distance n’existait plus — d’un guide entouré d’un groupe de lycéennes. Allées cernées de choses tristes, cimetière fade d’une ville portuaire morte. Ce qui s’éparpille et se perd dans cette terre plate, un endroit perdu, dépeuplé après un cataclysme et sa mer retirée qui miroite d’un gris de plomb, un endroit de montées orageuses, de bruines interminables, d’hiver évanoui, de marécage et d’eaux mortes, d’alluvions, d'écoute triste. Quelques pavillons isolés aux volets clos bordent ce paysage évacué qui vous réduit en ombre. Et curieusement, un bâtiment plat moderne jette des luisances d’acier et de grandes baies.

Imaginez une cour dallée avec quelques tables et chaises empilées entourée de deux bâtiments vitrés, anonymes, style cafeteria avec deux tourniquets débordant de cartes postales qui vibrent sous les rafales. Le ciel s’est lentement nacré. Je commandai une bière, j'achetai deux cartes postales. Sur l’une j’écrivis à Constance, restée à Nevers, que je l’aimais encore, et sur l’autre qui représentait Calliope dans une tunique aux plis fins qui mettaient ses genoux en valeur, je n’écrivis rien car je ne savais pas à qui l’envoyer. Quelques gouttes de pluie vinrent tacher mes cartes postales et la tôle de la table. Je me levai, pris ma veste, mon portable, mon briquet, et rentrai à Rome la populeuse, là où brillait le soleil.

Jacques-Pierre Amette

Wednesday, March 21, 2012

Sur les rives de l'Ikuta fleurissent des pissenlits

Sur les rives de l'Ikuta fleurissent des pissenlits, à profusion. Caractéristique de la ville d'Ikuta, cette floraison évoque un printemps éclatant. Sur les trente-cinq mille âmes que compte la ville, trois cent quatre-vingt-quatorze vieillards ont dépassé quatre-vingts ans.
Il y a cependant quelque chose qui ne semble peut-être pas tout à fait à sa place à Ikuta — c'est l'asile de fous. Quoique, après tout, il n'est pas impossible qu'un sage ait justement choisi cette ville tranquille et vieillotte et que ce ne soit pas si mal qu'un établissement de ce genre se situe en ces lieux. Non, pourtant, les désordres de l'esprit ne se soignent pas forcément dans un environnement calme et serein. Les fous vivent dans un univers complètement à part. Chacun d'eux habite un monde qui lui est propre, loin de celui que nous connaissons. Les changer d'atmosphère a peu d'influence sur leurs troubles. L'efficacité de l'hôpital d'Ikuta n'est donc pas manifeste aux yeux de ceux qui viennent y déposer leurs proches, même si son cadre paisible peut leur donner certaines espérances. La folie s'exprime de manière bien plus remarquable que la raison et il n'y a pas une seule façon de la traiter.
Ce qui allège la pensée des parents qui ont abandonné un membre de leur famille dans cet asile d'aliénés, un lieu par ailleurs souvent lugubre et inhumain, c'est uniquement la beauté lumineuse de la nature environnante et les grâces et la chaleur que dispense la ville d'Ikuta — telle une fleur de pissenlit. Quand on a remis le patient à la garde de l'hôpital situé en haut de la colline et qu'on redescend le long de l'Ikuta en direction de la ville, les échos de la cloche du temple vous parviennent depuis le sommet de l'éminence. C'est comme la voix du fou que l'on a laissé là-bas qui vous accompagne. Comme un adieu. Les sons se propagent au-delà de la ville, traversent la mer. Il y a certes de la tristesse dans ces échos mais pas de folie. On ne dirait pas que ce sont des déments qui mettent la cloche en branle.
Après avoir confié Inéko Kizaki aux bons soins de l'établissement, Hisano, son amant, et la mère de la jeune femme étaient sur le point de repartir lorsque le médecin déclara :
"Si vous entendez la cloche sur le chemin de retour, songez que c'est votre fille qui la fait sonner.
— Pardon ?" La mère d'Inéko ne comprenait pas très bien.
"Aujourd'hui, nous autoriserons votre fille à sonner la cloche de trois heures.
— Ah...
— Un jour, nous avons tenté l'expérience de faire sonner la cloche par les patients. Cela leur a beaucoup plu. A présent, chaque jour, ils se précipitent tous, à tel point qu'on arrive à peine à organiser les choses. Il y en a même, parmi ceux qui se sont rétablis, qui désirent frapper la cloche une dernière fois avant de nous quitter. Nous laissons les nouveaux arrivants le faire le jour de leur admission, si leur état le permet. Bien sûr, des infirmiers restent à côté. Il est rare d'avoir ici un malade si gravement atteint qu'il ne pourrait accomplir ce geste. Au demeurant, le cas de votre fille est assez bénin.
— Oui.
— Nous pensons que sonner la cloche peut avoir un effet thérapeutique. Il est vrai que nos patients ne sont pas malades ni blessés au sens physique du terme ; parfois on les croit guéris et, pourtant, ils rechutent brutalement. De plus, la cause de leurs troubles reste souvent indéterminée. Nous ne sommes pas vraiment certains de la vertu bénéfique de la cloche... mais chez nos jeunes médecins, certains disent que la nuance du son permet de juger de l'état du malade.
— Ah...
— Le son qu'un patient fait émettre à la cloche, c'est finalement sa propre voix qui lance un appel. Peut-être est-ce une vibration venant du fond de son coeur ?
— Euh..."
Hisano eut un petit signe de tête tout en jetant un regard méfiant au médecin.
"Comme vous le voyez, nos pensionnaires sont complètement isolés du monde. Pourtant, la cloche qu'ils frappent résonne bien au-delà de l'hôpital, jusqu'à la ville d'Ikuta. Qu'ils en soient conscients ou pas, ils s'adressent peut-être ainsi au monde extérieur. Ils font savoir qu'ils sont en vie, en quelque sorte.
— Eh bien... il y a là quelque chose d'un peu triste, fit la mère.
— Triste ? reprit le médecin. Je ne le pense pas. Les habitants d'Ikuta ignorent, évidemment, quel patient a fait sonner la cloche qu'ils viennent d'entendre. Ils ne se posent même pas la question, d'ailleurs. Ils la perçoivent tout simplement comme une annonce de l'heure. Ces sons qu'ils entendent chaque jour, ils y sont tellement habitués qu'ils ne pensent certainement plus que ce sont des fous qui font sonner la cloche. Ils ne distinguent pas non plus l'appel du coeur du patient que nous, médecins, attribuons à la nuance de ces échos. Pour eux, c'est seulement l'heure. Il n'en demeure pas moins que la ville d'Ikuta est la ville où retentit la cloche de l'hôpital psychiatrique.
— ...
— Auparavant, le temple sonnait la cloche à six heures du matin et à six heures du soir. Mais la joie des patients était telle que nous avons demandé à la ville la permission de le faire cinq fois par jour : à six et dix heures le matin, à trois et six heures l'après-midi et enfin à neuf heures le soir. Je crois que c'est l'une des rares villes où l'on entend la cloche aussi souvent, cinq fois par jour. Au début, des habitants se sont opposés à celle de neuf heures du soir. Mais les patients la faisaient tinter dans l'espoir d'un sommeil tranquille et de la paix intérieure... La ville a fini par accepter."
Depuis l'entrée de l'hôpital sur la colline, la mère d'Inéko et Hisano contemplèrent la bourgade qui s'étendait en contrebas.
"Ikuta est vraiment une ville calme et accueillante, remarqua la mère. Ceux qui vivent en de tels lieux ne devraient pas être victimes de cette maladie étrange, la "cécité sporadique devant le corps humain".
— En effet, votre fille souffre d'une pathologie rare, fit le médecin. Elle est notre premier sujet admis ici pour ces troubles."

Yasunari Kawabata, Les pissenlits

Monday, March 5, 2012

L’hôtelière

À ce moment la porte s’ouvrit. Pepi en eut un frémissement. Ses pensées l’avaient trop éloignée du débit. Mais ce n’était pas Frieda, c’était l’hôtelière. Elle fit semblant d’être étonnée de trouver encore K. dans la salle. Il s’excusa en lui disant qu’il était resté pour l’attendre et la remercia en même temps d’avoir pu passer la nuit là. L’hôtelière ne comprit pas pourquoi il l’avait attendue. K. dit qu’il avait eu l’impression qu’elle voulait encore lui parler, et lui demanda pardon si c’était une erreur ; d’ailleurs, maintenant, il devait partir ; il avait abandonné trop longtemps l’école où il était concierge ; c’était l’invitation de la veille qui avait été la cause de tout ; il lui manquait l’expérience de ces choses, maintenant on ne le reverrait jamais causer de tels ennuis à Madame l’Hôtelière. Et il s’inclina pour partir. L’hôtelière le regarda comme si elle le voyait en rêve. Et ce regard le retint plus qu’il n’eût voulu. D’autant plus qu’elle sourit un peu et ne revint à elle que devant son étonnement ; on aurait dit qu’elle avait attendu qu’il répondît à son sourire et qu’elle s’éveillait faute d’écho.
— Je crois, dit-elle, que tu as eu hier le front de parler de ma toilette ?
K. n’en avait aucun souvenir.
— Tu ne te rappelles rien ? dit-elle. Après la lâcheté, l’effronterie ?
K. s’excusa sur sa fatigue de la veille ; il avait bien pu lui échapper une parole inconsidérée, mais il n’en avait pas mémoire. Qu’aurait-il d’ailleurs bien pu dire de la toilette de Madame l’Hôtelière ? Qu’il n’en avait encore jamais vu d’aussi belle. Ou du moins qu’il n’avait jamais vu d’hôtelière ainsi vêtue pour travailler.
— Cesse tes réflexions, dit l’hôtelière. Je te défends de dire un seul mot sur mes vêtements. C’est un sujet qui ne te regarde pas. Je te l’interdis une fois pour toutes.
K. s’inclina de nouveau et se dirigea vers la porte.
— Que veux-tu dire, lui cria l’hôtelière, quand tu racontes que tu n’as jamais vu une hôtelière ainsi vêtue pour travailler ? Que signifient ces remarques absurdes ? Car elles sont complètement absurdes ! Qu’entends-tu par ces réflexions ?
K. se retourna et pria l’hôtelière de bien vouloir ne pas s’irriter ; sa remarque n’avait aucun sens ; il n’entendait d’ailleurs rien aux vêtements. La moindre robe propre et sans reprise, dans sa modeste situation, lui faisait déjà l’effet d’une toilette magnifique ; il avait été étonné, la nuit passée, de voir Madame l’Hôtelière apparaître dans le couloir en si belle robe du soir au milieu de tous ces hommes encore à peine vêtus ; il n’y avait pas d’autre mystère.
— Eh bien ! tu vois, dit l’hôtelière, tu as l’air de finir par te souvenir de ton observation d’hier soir. En y ajoutant de nouvelles âneries. Que tu n’entends rien aux vêtements, ça c’est exact. Mais alors, je t’en prie sérieusement, cesse de juger de ce qui est une riche toilette ou une robe du soir déplacée et autres détails du même genre. D’une façon générale — elle eut un frisson — cesse à jamais de t’occuper de ma toilette. Tu as entendu ?
Puis, K. se taisant, prêt à faire demi-tour, elle lui demanda :
— Où as-tu pris ta science des costumes ?
K. haussa les épaules ; il n’avait pas de science.
— Non, en effet, tu n’en as pas, dit l’hôtelière. Ne t’avise donc pas de t’en attribuer une. Viens au bureau, je te ferai voir quelque chose qui rabattra, je l’espère, ton caquet pour longtemps.
Elle passa devant ; Pepi rejoignit K. d’un bond, et sous prétexte de lui faire régler sa note, convint lestement avec lui d’un rendez-vous pour la soirée ; ce fut facile, K. connaissant la cour dont le portail donnait sur une rue latérale ; à côté de ce portail il y avait une petite porte ; Pepi serait derrière dans une heure, K. n’aurait qu’à frapper trois coups pour se faire ouvrir.
Le bureau personnel des patrons se trouvait en face du débit, il n’y avait que le couloir à traverser ; l’hôtelière était déjà dans la pièce éclairée et regardait K. avec impatience. Mais ils furent encore dérangés. Gerstäcker était dans le couloir, attendant K. pour lui parler. Il ne fut pas facile à chasser. L’hôtelière dut intervenir et lui reprocher son importunité. La porte était déjà refermée qu’on entendait le malheureux crier encore. « Où donc ? Où donc ? », demandait-il, et ses paroles se mêlaient hideusement à ses soupirs et à sa toux.
La pièce où se trouvait le bureau était petite et surchauffée. Contre les murs les plus courts il y avait un pupitre (un pupitre à écrire debout), et un coffre-fort en métal ; contre les plus longs une ottomane et une armoire. C’était l’armoire qui prenait le plus de place ; car non seulement elle occupait toute la longueur de l’un des murs, mais elle avançait dans la pièce au point de la rendre très étroite ; il fallait trois portes à glissière pour pouvoir l’ouvrir complètement. L’hôtelière pria K. de s’asseoir sur l’ottomane et s’installa elle-même sur un fauteuil tournant qui était placé devant le pupitre.
— Tu n’as même pas appris le métier de tailleur ? dit-elle.
— Jamais, répondit K.
— Quelle est ta profession ?
— Arpenteur.
— Qu’est-ce là ?
K. le lui expliqua, l’explication la fit bâiller.
— Tu ne dis pas la vérité. Pourquoi ne la dis-tu pas ?
— Tu ne la dis pas non plus.
— Moi ! Voilà que tu recommences avec tes insolences ? Et quand bien même je ne dirais pas la vérité, ai-je à t’en rendre compte ? Et en quoi ne la dis-je pas ?
— Tu n’es pas une simple hôtelière, comme tu le prétends.
— Voyez-vous ça ! Le beau je-sais-tout. Et que suis-je d’autre à ton avis ? Ton toupet commence réellement à passer l’imagination.
— Ce que tu es d’autre je n’en sais rien. Tout ce que je vois c’est que tu es hôtelière et tu portes des toilettes qui ne sont pas faites pour ce métier et que personne ne porte au village.
— Nous en venons donc tout de même au fait ! Tu ne sais rien taire. Peut-être n’est-ce pas effronterie ; tu es peut-être seulement comme un enfant qui a appris quelque sottise et que rien ne peut empêcher de la dire. Eh bien, parle ! Qu’ont mes toilettes ? Que leur trouves-tu de particulier ?
— Tu m’en voudras si je le dis.
— Non, j’en rirai ; on rit des propos d’un enfant. Alors qu’ont-elles ?
— Tu veux le savoir ? Je trouve leur tissu excellent ; la matière première est parfaite, mais elles sont démodées, surchargées, retouchées, râpées, elles ne conviennent ni à ton âge, ni à ta silhouette, ni à ta situation. J’en ai été frappé dès notre première rencontre ; dans ce couloir même ; il y a huit jours.
— Ainsi, nous y voilà. Mes robes sont démodées surchargées, et puis quoi encore ? Et d’où le sais-tu ?
— Je le vois.
— Tu le vois ; tu le vois tout court ; il te suffit de tes yeux ; tu n’as besoin de demander nulle part, tu sais d’instinct ce qu’exige la mode. Sais-tu que tu vas m’être précieux ! Tu vas me devenir indispensable, car j’ai un faible, je l’avoue, pour l’élégance. Que vas-tu dire en voyant cette armoire pleine de robes ?
Et, ouvrant le meuble tout grand, elle en découvrit une armée, serrées, pressées l’une contre l’autre, qui occupaient toute la profondeur et toute la longueur de l’armoire. Des robes foncées pour la plupart, grises, brunes ou noires, pendues avec grand soin et sans aucun faux pli.
— Voilà mes robes, ces toilettes démodées, ces habits surchargés suivant ton expression. Et il n’y a là que celles qui ne peuvent pas tenir dans ma chambre ; j’en ai encore là haut deux armoires qui sont pleines, deux armoires dont chacune est presque comme celle-ci. Tu es étonné ?
— Non, lui répondit K., je m’attendais à quelque chose de ce genre. Je disais bien que tu n’es pas une simple hôtelière ; tu cherches autre chose que l’hôtellerie.
— Je ne cherche rien ; je ne cherche qu’à être bien mise, et tu es un fou ou un enfant, ou un homme méchant et dangereux. Va-t’en, et dépêche-toi de filer.
K. était déjà dans le couloir, où Gerstäcker l’avait rattrapé par la manche, quand l’hôtelière cria encore :
— Demain j’aurai une nouvelle robe, je t’enverrai peut-être chercher.

Franz Kafka, Le Château

Sunday, March 4, 2012

Aider à vivre et à mourir

Elle ne se recoucha plus, sachant qu'elle ne pourrait plus s'endormir. Elle eût d'ailleurs jugé peu convenable de dormir dans son lit pendant que la chienne agonisait sur le parquet nu, dans l'obscurité pleine de poussière et de toiles d'araignées qui régnait sous l'armoire. Au moins, s'il avait été donné à Niki de régler cette ultime affaire de sa vie au sein de la nature, sur un sol tendre où ses derniers mouvements lui auraient ouvert l'accès de la tombe commune à tous les vivants ! Mme Ancsa considérait le problème de la vie et de la mort avec un bon sens de femme — surtout à présent qu'elle ne tenait plus trop à vivre — mais sa sensibilité ne s'était pas émoussée pour autant : elle savait encore ce qu'étaient une vie et une mort indignes. Elle était désespérée de ne pouvoir accomplir sa mission de femme : aider à vivre et à mourir.
Elle se tint là jusqu'à l'aube, dans le fauteuil de reps couleur tabac, près de la fenêtre qui tamisait en l'argentant la lumière des puissants réverbères de la place Mari Jaszai. Vers l'aube, elle s'endormit assise, dans l'espoir — peut-être — qu'en entendant sa respiration régulière, Niki se risquerait à ressortir. Elle fut réveillée par des voix et des pas dans l'entrée, puis la porte s'ouvrit sans qu'on y eût frappé au préalable. Son mari entrait dans la chambre, un petit bouquet de fleurs jaunes à la main.
Ils sont en ce moment debout, tous les deux, en silence, devant l'armoire. L'ingénieur, qui a passé par bien des choses au cours de ces cinq années et supporté avec une vaillance rare toutes sortes d'humiliations physiques et morales vient de perdre le contrôle de lui-même dans son émotion de se retrouver chez lui : en apprenant que la chienne était morte, il a éclaté en sanglots. Il est désormais certain que Niki a expiré et qu'elle gît, morte, sous l'armoire, car à la voix de son maître, elle l'aurait rejoint avec ses dernières forces. L'épaule contre l'armoire, Ancsa essuie ses larmes ; dans le coin de la pièce, son regard a retrouvé le coussin abandonné de la chienne et dessus, il aperçoit un quignon de pain sec. Sa femme l'étreint avec émotion.
Tout ce qu'elle sait, à présent, c'est qu'elle a retrouvé son mari. Elle lui demande pour la centième fois comment il a été relâché, comment il a été informé de son élargissement et s'il est bien portant, s'il ne veut pas manger, se coucher, dormir. L'ingénieur lui tient les mains en silence :
— T'a-t-on dit enfin pourquoi on t'avait arrêté ?
— Non, répond l'ingénieur, on ne m'en a rien dit.
— Et tu ne sais pas davantage pourquoi on t'a relâché ?
— Non, répond l'ingénieur, on ne me l'a pas dit.
Pour le moment, Mme Ancsa tourne encore le dos à l'armoire. Mais elle sait qu'une tâche difficile l'attend : il faudra enterrer Niki. À défaut de photographies, elle gardera, comme seul souvenir de sa brève existence, un caillou retrouvé ces jours-ci sous le tapis.

Tibor Déry, Niki, l’histoire d’un chien

Thursday, February 16, 2012

Combien de li ?

Les pas sur la route sont bons et élastiques. À peine hors du gîte, la route d'elle-même — absorbée au loin par l'horizon contourné — semble se mettre en marche, et me tire. La distance n'existe pas encore. Il ne suffit pas de marcher, on veut courir, ni de courir, on sauterait à droite et à gauche, volontiers. Au bout d'un certain nombre d'heures semblables, l'allure change : on s'avoue qu'il est indispensable d'apprendre à marcher longtemps et droit.

La nuit vient avant la fatigue. On s'endort, heureux que le lendemain s’annonce fidèle à ce jours-ci. L'aube vient, avant le réveil. On ne s'étire pas : on est debout. Mais l'avancée est plus sage et plus prudente. Et l'on s’enquiert de la distance. Il ne peut être question de mesures rigides, ni de jalonner la route de segments équivalents. Le système occidental serait à la fois ici un manque de goût d'exotisme, et une raison d'erreurs locales : il ne faut pas compter en kilomètres, ni en milles ni en lieues, mais en "li".

C'est une admirable grandeur. Souple et diverse, elle croît ou s'accourcit pour les besoins du piéton. Si la route monte et s'escarpe, le "li" se fait petit et discret. Il s'allonge dès qu'il est naturel qu'on allonge le pas. Il y a des li pour la plaine, et des li de montagne. Un li pour l'ascension, et un autre pour la descente. Les retards ou les obstacles naturels, comme les gués ou les ponts à péage, comptent pour un certain nombre de li. — Ceci n'a donc point d'équivalent dans la longueur géométrique, mais se conçoit fort bien dans la mesure humaine du temps et du jour : " dix li " c'est à peu près ce qu'un homme, ni hâtif ni lent, abat à son pas en une heure, dans la plaine.

Je le sais. Au bout d'une heure je demande : "Combien de li ?" Au moins douze, répondent les gens. Nouvel entrain, et nouvelles gambades. Mais il faut bientôt en rabattre. Je ne suis plus. Je monte à cheval. La bête est nerveuse, ou déjà lasse ? L'étape arrive à point pour ne pas se faire attendre. — D'autres jours mes pas se feront plus méthodiques. L'en-allée dansante se restreint. Les gestes immodestes s'atténuent. Je compose entre la courbature et l'appétit grandissant, et le plaisir d'être si bien en selle, et la chaise en l'auberge du soir. Puis, les jours se dépassent bout à bout. Je sais mieux voyager à mesure que cette antique et périmée notion du jour disparaît devant l'autre, impérieuse, d' étape , souvent prolongée dans la nuit.

L'Étape devient reine du temps bien employé sur la route. Elle s'impose, non plus sur un monde immobile attentif aux astres tournants, mais sur les animaux en marche, respectueux de la litière. L'étape est catégorique et se suffit. Le but premier — imaginaire ! — sonne creux dans le lointain, comme des grelots de mules sur des harnais vides...

Comme il s’efface devant le réel quotidien, qui pourtant progresse puissamment vers lui ! Il importe peu vers quoi l’on marchait depuis ce matin, si, à l'arrêt dans cette étape, on prend conscience, plein les reins et plein les muscles, d'avoir "bien marché tout aujourd'hui".

Victor Segalen, Équipée

Les deux imprécateurs

Ils suivaient l’étroit sentier qui sépare les demeures des prêtres du faré des serviteurs. Puis, escaladant le premier degré des terrasses, ils atteignirent l’autel d’offrande où l’on expose, avant de la porter aux sacrificateurs, la nourriture vivante dévouée aux atua. Ils firent un détour, afin ne de point frôler l’ombre d’un mort : sous une toiture basse de branchages veillait le corps à demi déifié du noble Oripaïa. Bien que le chef, accroupi sur lui-même, eût les mains liées aux genoux, et que ses chairs, encerclées de bandelettes, fussent macérées d’huiles odoriférantes, son approche inquiétait encore : l’esprit vaguait sans doute aux alentours : on ne devait pas l’irriter.

Dans le ciel, la face blême de la grande Hina-du-ciel dépouillait ses nues, pour conduire, de sa lueur sereine, les deux imprécateurs. Vêtus de sa lumière et parés de ses caresses, ils n’avaient plus à redouter les êtres-errants qui peuplent les ténèbres. D’un pas robuste, ils gravissaient les onze terrasses. Autour d’eux, les degrés infimes et le sol où tremblent les petits humains s’abaissaient, s’enfonçaient, et sombraient dans l’ombre ; cependant qu’eux-mêmes, portant haut leur haine et leur piété, montaient, sans crainte, dans l’espace illuminé. Ils escaladèrent la onzième marche, taillée pour une enjambée divine. Ils touchaient les simulacres. Paofaï s’épaula contre le poteau sacré — qui, hors d’atteinte, fait surgir l’image de l’Atua : l’oiseau de bois surpassé du poisson de pierre — et il l’étreignit. Le disciple reculait par respect, ou par prudence. Il vit le large dos du maître se hausser vers la demeure des dieux, et, d’un grand effort, secouer les charmes attachés sur l’île. Le maro blanc, insigne du premier savoir, resplendissait dans la nuit souveraine. Le torse nu luisait aux regards de Hina : Hina souriait. Térii reprit toute sa confiance et respira fortement.

Et Paofaï, précipitant sa marche, — car chacun de ses pas, désormais, était une blessure pour les étrangers — descendit, derrière l’autel, vers le charnier où viennent, après le sacrifice, tomber les offrandes : les cochons égorgés en présages ; les hommes abattus suivant les rites ; les chiens expiatoires, éventrés. De ces bas-fonds, — où rôde et règne Tané le mangeur de chairs mortes — levaient d’immondes exhalaisons, et une telle épouvante, qu’on eût reculé à y jeter son ennemi. Paofaï, d’un grand élan, sauta. Ses larges pieds disparurent dans une boue, broyant des os qui craquaient, crevant des têtes aux orbites vides. — Puis, s’affermissant dans la tourbe tiède, il tira de son maro un petit faisceau de feuilles tressées ; il creusa la fange ; il enfouit le faisceau ; il attendit.

Le haèré-po comprit, tout d’un coup, et s’émerveilla : c’étaient des parcelles vivantes volées aux étrangers — des cheveux ou des dents, peut-être, ou de l’étoffe trempée de leur salive — que le maître enfonçait parmi ces chairs empoisonnées : si les incantés ne parvenaient, avant la nouvelle lunaison, à déterrer ces parties de leurs êtres, ils périraient : mais d’abord, leurs corps se cingleraient de plaies, leurs peaux se sécheraient d’écailles... Or, voici que Paofaï, dans le silence de toutes choses, retint son souffle, et, s’allongeant sur le sol de cadavres, colla son oreille au trou comblé. Il écouta longtemps.

Puis : « J’entends », murmura-t-il, « j’entends l’esprit des étrangers qui pleure. » Il se dressa triomphant.

Victor Segalen, Les Immémoriaux

Je dis ce que j'ai vu et ce que je crois

Je dis ce que j'ai vu et ce que je crois ; et qui dira que je n'ai pas vu ce que j'ai vu, je lui déchire maintenant la tête. Car je suis une irrémissible Brute, et il en sera ainsi jusqu'à ce que le Temps ne soit plus le Temps.

Ni le Ciel ni l'Enfer, s'ils existent, ne peuvent rien contre cette brutalité qu'ils m'ont imposée, peut-être pour que je les serve… Qui sait ? En tout cas, pour m'en déchirer.

Ce qui est, je le vois avec certitude. Ce qui n'est pas, je le ferai, si je le dois. Voilà longtemps que j'ai senti le Vide, mais que j'ai refusé de me jeter dans le Vide. J'ai été lâche comme tout ce que je vois. Quand j'ai cru que je refusais ce monde, je sais maintenant que je refusais le Vide. Car je sais que ce monde n'est pas et je sais comment il n'est pas. Ce dont j'ai souffert jusqu'ici, c'est d'avoir refusé le Vide. Le Vide qui était déjà en moi.

Je sais qu'on a voulu m'éclairer par le Vide et que j'ai refusé de me laisser éclairer. Si l'on a fait de moi un bûcher, c'était pour me guérir d'être au monde. Et le monde m'a tout enlevé. J'ai lutté pour essayer d'exister, pour essayer de consentir aux formes (à toutes les formes) dont la délirante illusion d'être au monde a revêtu la réalité.

Je ne veux plus être un Illusionné. Mort au monde ; à ce qui fait pour tous les autres le monde, tombé enfin, tombé, monté dans ce vide que je refusais, j'ai un corps qui subit le monde, et dégorge la réalité. J'ai assez de ce mouvement de lune qui me fait appeler ce que je refuse et refuser ce que j'ai appelé.

Il faut finir. Il faut enfin trancher avec ce monde qu'un Être en moi, cet Être que je ne peux plus appeler, puisque s'il vient je tombe dans le Vide, cet Être a toujours refusé. C'est fait. Je suis vraiment tombé dans le Vide depuis que tout, - de ce qui fait ce monde, - vient d'achever de me désespérer. Car on ne sait que l'on n'est plus au monde que quand on voit qu'il vous a bien quitté.

Morts, les autres ne sont pas séparés : ils tournent encore autour de leurs cadavres, et je sais comment les morts tournent autour de leurs cadavres depuis exactement trente-trois Siècles que mon Double n'a cessé de tourner.

Or, n'étant plus je vois ce qui est. Je me suis vraiment identifié avec cet Être, cet Être qui a cessé d'exister.

Et cet Être m'a tout révélé. Je le savais, mais je ne pouvais pas le dire, et si je peux commencer à le dire, c'est que j'ai quitté la réalité...

Antonin Artaud

Tuesday, January 24, 2012

Quand je m'éveille

Quand je m'éveille, ma bouche est ouverte. Mes dents sont grasses : les brosser le soir serait mieux, mais je n'en ai jamais le courage. Des larmes ont séché aux coins de mes paupières. Mes épaules ne me font plus mal.
Des cheveux raides couvrent mon front. De mes doigts écartés je les rejette en arrière. C'est inutile : comme les pages d'un livre neuf, ils se dressent et retombent sur mes yeux.
En baissant la tête, je sens que ma barbe a poussé : elle pique mon cou. La nuque chauffée, je reste sur le dos, les yeux ouverts, les draps jusqu'au menton pour que le lit ne se refroidisse pas.
Le plafond est taché d'humidité : il est si près du toit. Par endroits, il y a de l'air sous le papier-tenture. Mes meubles ressemblent à ceux des brocanteurs, sur les trottoirs. Le tuyau de mon petit poêle est bandé avec un chiffon, comme un genou. En haut de la fenêtre, un store qui ne peut plus servir pend de travers.
En m'allongeant, je sens contre la plante des pieds - un peu comme un danseur de corde - les barreaux verticaux du lit-cage. Les habits, qui pèsent sur mes mollets sont plats, tièdes d'un côté seulement. Les lacets de mes souliers n'ont plus de ferrets. Dès qu'il pleut, la chambre et froide. On croirait que personne n'y a couché. L'eau, qui glisse sur toute la largeur des carreaux, ronge le mastic et forme une flaque, par terre.
Lorsque le soleil, tout seul dans le ciel, flamboie, il projette sa lumière dorée au milieu de la pièce. Alors, les mouches tracent sur le plancher mille lignes droites.
Chaque matin, ma voisine chante sans paroles en déplaçant les meubles. Sa voix est amortie par le mur. J'ai l'impression de me trouver derrière un phonographe.
Souvent, je la croise dans l'escalier. Elle est crémière. A neuf heures, elle vient faire son ménage. Des gouttes de lait tachent le feutre de ses pantoufles. J'aime les femmes en pantoufles : les jambes n'ont pas l'air défendues.
En été, on distingue ses tétons et les épaulettes de sa chemise sous le corsage.
Je lui ai dit que je l'aimais. Elle a ri, sans doute parce que j'ai mauvaise mine et que je suis pauvre. Elle préfère les hommes qui portent un uniforme. On l'a vue, la main sous le ceinturon blanc d'un garde républicain.
Un vieillard occupe une autre chambre. Il est gravement malade : il tousse. Au bout de sa canne, il y a un morceau de caoutchouc. Ses omoplates font deux bosses dans son dos. Une veine en relief court sur sa tempe, entre la peau et l'os. Son veston ne touche plus les hanches : il ballotte comme si les poches étaient vides. Ce pauvre homme gravit les marches une à une, sans lâcher la rampe. Dès que je l'aperçois, j'aspire le plus d'air possible afin de le dépasser sans reprendre haleine.

Emmanuel Bove, Mes amis, 1924