Thursday, February 16, 2012

Combien de li ?

Les pas sur la route sont bons et élastiques. À peine hors du gîte, la route d'elle-même — absorbée au loin par l'horizon contourné — semble se mettre en marche, et me tire. La distance n'existe pas encore. Il ne suffit pas de marcher, on veut courir, ni de courir, on sauterait à droite et à gauche, volontiers. Au bout d'un certain nombre d'heures semblables, l'allure change : on s'avoue qu'il est indispensable d'apprendre à marcher longtemps et droit.

La nuit vient avant la fatigue. On s'endort, heureux que le lendemain s’annonce fidèle à ce jours-ci. L'aube vient, avant le réveil. On ne s'étire pas : on est debout. Mais l'avancée est plus sage et plus prudente. Et l'on s’enquiert de la distance. Il ne peut être question de mesures rigides, ni de jalonner la route de segments équivalents. Le système occidental serait à la fois ici un manque de goût d'exotisme, et une raison d'erreurs locales : il ne faut pas compter en kilomètres, ni en milles ni en lieues, mais en "li".

C'est une admirable grandeur. Souple et diverse, elle croît ou s'accourcit pour les besoins du piéton. Si la route monte et s'escarpe, le "li" se fait petit et discret. Il s'allonge dès qu'il est naturel qu'on allonge le pas. Il y a des li pour la plaine, et des li de montagne. Un li pour l'ascension, et un autre pour la descente. Les retards ou les obstacles naturels, comme les gués ou les ponts à péage, comptent pour un certain nombre de li. — Ceci n'a donc point d'équivalent dans la longueur géométrique, mais se conçoit fort bien dans la mesure humaine du temps et du jour : " dix li " c'est à peu près ce qu'un homme, ni hâtif ni lent, abat à son pas en une heure, dans la plaine.

Je le sais. Au bout d'une heure je demande : "Combien de li ?" Au moins douze, répondent les gens. Nouvel entrain, et nouvelles gambades. Mais il faut bientôt en rabattre. Je ne suis plus. Je monte à cheval. La bête est nerveuse, ou déjà lasse ? L'étape arrive à point pour ne pas se faire attendre. — D'autres jours mes pas se feront plus méthodiques. L'en-allée dansante se restreint. Les gestes immodestes s'atténuent. Je compose entre la courbature et l'appétit grandissant, et le plaisir d'être si bien en selle, et la chaise en l'auberge du soir. Puis, les jours se dépassent bout à bout. Je sais mieux voyager à mesure que cette antique et périmée notion du jour disparaît devant l'autre, impérieuse, d' étape , souvent prolongée dans la nuit.

L'Étape devient reine du temps bien employé sur la route. Elle s'impose, non plus sur un monde immobile attentif aux astres tournants, mais sur les animaux en marche, respectueux de la litière. L'étape est catégorique et se suffit. Le but premier — imaginaire ! — sonne creux dans le lointain, comme des grelots de mules sur des harnais vides...

Comme il s’efface devant le réel quotidien, qui pourtant progresse puissamment vers lui ! Il importe peu vers quoi l’on marchait depuis ce matin, si, à l'arrêt dans cette étape, on prend conscience, plein les reins et plein les muscles, d'avoir "bien marché tout aujourd'hui".

Victor Segalen, Équipée

Les deux imprécateurs

Ils suivaient l’étroit sentier qui sépare les demeures des prêtres du faré des serviteurs. Puis, escaladant le premier degré des terrasses, ils atteignirent l’autel d’offrande où l’on expose, avant de la porter aux sacrificateurs, la nourriture vivante dévouée aux atua. Ils firent un détour, afin ne de point frôler l’ombre d’un mort : sous une toiture basse de branchages veillait le corps à demi déifié du noble Oripaïa. Bien que le chef, accroupi sur lui-même, eût les mains liées aux genoux, et que ses chairs, encerclées de bandelettes, fussent macérées d’huiles odoriférantes, son approche inquiétait encore : l’esprit vaguait sans doute aux alentours : on ne devait pas l’irriter.

Dans le ciel, la face blême de la grande Hina-du-ciel dépouillait ses nues, pour conduire, de sa lueur sereine, les deux imprécateurs. Vêtus de sa lumière et parés de ses caresses, ils n’avaient plus à redouter les êtres-errants qui peuplent les ténèbres. D’un pas robuste, ils gravissaient les onze terrasses. Autour d’eux, les degrés infimes et le sol où tremblent les petits humains s’abaissaient, s’enfonçaient, et sombraient dans l’ombre ; cependant qu’eux-mêmes, portant haut leur haine et leur piété, montaient, sans crainte, dans l’espace illuminé. Ils escaladèrent la onzième marche, taillée pour une enjambée divine. Ils touchaient les simulacres. Paofaï s’épaula contre le poteau sacré — qui, hors d’atteinte, fait surgir l’image de l’Atua : l’oiseau de bois surpassé du poisson de pierre — et il l’étreignit. Le disciple reculait par respect, ou par prudence. Il vit le large dos du maître se hausser vers la demeure des dieux, et, d’un grand effort, secouer les charmes attachés sur l’île. Le maro blanc, insigne du premier savoir, resplendissait dans la nuit souveraine. Le torse nu luisait aux regards de Hina : Hina souriait. Térii reprit toute sa confiance et respira fortement.

Et Paofaï, précipitant sa marche, — car chacun de ses pas, désormais, était une blessure pour les étrangers — descendit, derrière l’autel, vers le charnier où viennent, après le sacrifice, tomber les offrandes : les cochons égorgés en présages ; les hommes abattus suivant les rites ; les chiens expiatoires, éventrés. De ces bas-fonds, — où rôde et règne Tané le mangeur de chairs mortes — levaient d’immondes exhalaisons, et une telle épouvante, qu’on eût reculé à y jeter son ennemi. Paofaï, d’un grand élan, sauta. Ses larges pieds disparurent dans une boue, broyant des os qui craquaient, crevant des têtes aux orbites vides. — Puis, s’affermissant dans la tourbe tiède, il tira de son maro un petit faisceau de feuilles tressées ; il creusa la fange ; il enfouit le faisceau ; il attendit.

Le haèré-po comprit, tout d’un coup, et s’émerveilla : c’étaient des parcelles vivantes volées aux étrangers — des cheveux ou des dents, peut-être, ou de l’étoffe trempée de leur salive — que le maître enfonçait parmi ces chairs empoisonnées : si les incantés ne parvenaient, avant la nouvelle lunaison, à déterrer ces parties de leurs êtres, ils périraient : mais d’abord, leurs corps se cingleraient de plaies, leurs peaux se sécheraient d’écailles... Or, voici que Paofaï, dans le silence de toutes choses, retint son souffle, et, s’allongeant sur le sol de cadavres, colla son oreille au trou comblé. Il écouta longtemps.

Puis : « J’entends », murmura-t-il, « j’entends l’esprit des étrangers qui pleure. » Il se dressa triomphant.

Victor Segalen, Les Immémoriaux

Je dis ce que j'ai vu et ce que je crois

Je dis ce que j'ai vu et ce que je crois ; et qui dira que je n'ai pas vu ce que j'ai vu, je lui déchire maintenant la tête. Car je suis une irrémissible Brute, et il en sera ainsi jusqu'à ce que le Temps ne soit plus le Temps.

Ni le Ciel ni l'Enfer, s'ils existent, ne peuvent rien contre cette brutalité qu'ils m'ont imposée, peut-être pour que je les serve… Qui sait ? En tout cas, pour m'en déchirer.

Ce qui est, je le vois avec certitude. Ce qui n'est pas, je le ferai, si je le dois. Voilà longtemps que j'ai senti le Vide, mais que j'ai refusé de me jeter dans le Vide. J'ai été lâche comme tout ce que je vois. Quand j'ai cru que je refusais ce monde, je sais maintenant que je refusais le Vide. Car je sais que ce monde n'est pas et je sais comment il n'est pas. Ce dont j'ai souffert jusqu'ici, c'est d'avoir refusé le Vide. Le Vide qui était déjà en moi.

Je sais qu'on a voulu m'éclairer par le Vide et que j'ai refusé de me laisser éclairer. Si l'on a fait de moi un bûcher, c'était pour me guérir d'être au monde. Et le monde m'a tout enlevé. J'ai lutté pour essayer d'exister, pour essayer de consentir aux formes (à toutes les formes) dont la délirante illusion d'être au monde a revêtu la réalité.

Je ne veux plus être un Illusionné. Mort au monde ; à ce qui fait pour tous les autres le monde, tombé enfin, tombé, monté dans ce vide que je refusais, j'ai un corps qui subit le monde, et dégorge la réalité. J'ai assez de ce mouvement de lune qui me fait appeler ce que je refuse et refuser ce que j'ai appelé.

Il faut finir. Il faut enfin trancher avec ce monde qu'un Être en moi, cet Être que je ne peux plus appeler, puisque s'il vient je tombe dans le Vide, cet Être a toujours refusé. C'est fait. Je suis vraiment tombé dans le Vide depuis que tout, - de ce qui fait ce monde, - vient d'achever de me désespérer. Car on ne sait que l'on n'est plus au monde que quand on voit qu'il vous a bien quitté.

Morts, les autres ne sont pas séparés : ils tournent encore autour de leurs cadavres, et je sais comment les morts tournent autour de leurs cadavres depuis exactement trente-trois Siècles que mon Double n'a cessé de tourner.

Or, n'étant plus je vois ce qui est. Je me suis vraiment identifié avec cet Être, cet Être qui a cessé d'exister.

Et cet Être m'a tout révélé. Je le savais, mais je ne pouvais pas le dire, et si je peux commencer à le dire, c'est que j'ai quitté la réalité...

Antonin Artaud