Sunday, May 20, 2012

J’ai aimé la nature

J’ai aimé la nature. J’ai aimé passionnément la nature. Enfant, je me suis promené des heures durant dans les forêts autrichiennes, seul ou accompagné, de préférence seul. Je connais encore par cœur des territoires entiers de mon pays natal. Mais passée l’enfance, la nature est haïssable, dit Reger qui se tourna vers moi à cet instant, les yeux tout à coup brillants. Pour rien au monde je ne retournerais vivre à la campagne où j’ai passé tant de vacances heureuses jadis. Je ne supporterais plus la nature, voilà la vérité, comme je l’ai à peine supportée lors de mes derniers séjours qui remontent à une quarantaine d’années, au point de finir par la haïr de tout mon cœur. La nature est haïssable en bloc, dit Reger. Rien de la nature n’échappe à ma détestation : ni les arbres, ni les rivières, ni les chemins, ni les champs, encore moins les montagnes qui sont censées être un symbole de gloire pour l’Autriche. Oui, tout de la nature est haïssable, même les animaux que j’adorais observer enfant, au point de les pister pendant des heures à travers champs et forêts. L’odeur de la terre est haïssable, la forme des arbres est haïssable, les chemins qui n’en finissent pas sont haïssables. Vous vous demandez sans doute, cher Atzbacher, comment j’ai été conduit à détester aussi la nature avec une telle force, moi qui l’ai tellement adorée enfant, dit Reger, avec le même regard intense. C’est qu’enfant, vos émotions de la nature ne sont pas provoquées par la nature elle-même, mais par la présence à vos côtés d’êtres chers qui disparaissent un jour. Pas un jour de mes vacances d’enfance sans une marche aux côtés des miens qui captivaient mon attention par telle ou telle remarque, telle ou telle découverte qui donnait un sens à la randonnée, ou qui, par leurs simple présence à mes côtés, donnaient à celle-ci une dimension plus chaleureuse, plus symbolique. La nature en elle-même n’était rien, seule comptait l’expérience que j’en faisais à côté d’un être cher qui finit par disparaître, car la vie n’est que cela, perte sans fin de tout ce que nous avons aimé, dit Reger dans un soupir qui m’étonna. Même pour moi qui aimais marcher seul dans la nature, la perspective de partir de la maison familiale et d’y revenir ensuite plaçait mon expérience de la nature dans un cadre plus vaste, plus sentimental, et je ne pouvais aimer la nature qu’enveloppée dans ce sentiment d’être accueilli, protégé, aimé par d’autres êtres qui, les années qui suivirent, disparurent les uns après les autres, me laissant seul avec la nature. Je mis du temps à comprendre que, sans eux, la nature était parfaitement haïssable. Je mis plusieurs années à comprendre que, sans ces êtres chers disparus, la nature était totalement, parfaitement haïssable, et que ma détestation devait même consumer le souvenir de ces jours de bonheur en elle. Je voulus revenir plusieurs fois dans la nature, mais fis l’expérience que la nature était totalement, parfaitement haïssable en l’absence des êtres chers disparus. J’errais de longues heures dans un pays désert, errais, errais sans ressentir le moindre plaisir, sans faire la moindre découverte, j’errais comme une âme en peine, comme on dit si justement en français, je passais des jours et des jours à chercher les traces du bonheur ancien que les êtres chers avaient emporté avec eux, en vain, et je commençais alors à détester la nature, à la rejeter de toutes mes forces, n’y revenant plus que dans mes pires cauchemars où j’errais sans fin dans des champs déserts, à travers de forêts mortes, sans jamais voir la fin du chemin que je suivais. Je devins un Stadtmensch, dit Reger, un citadin, un homme des villes, je ne quittais Vienne que pour me rendre dans une autre capitale européenne (car je n’ai jamais voulu quitter l’Europe), avec l’assurance totale que, passée l’enfance, la nature était haïssable. Par la suite, j’ai pu constater que toutes les personnes que je rencontrais qui se vantaient d’adorer la nature et de ne pouvoir vivre ailleurs qu’à la campagne étaient des esprits attardés, je veux dire par là des esprits restés en enfance, attachés aux ruines de leur enfance, les soignant une fois disparus les êtres chers qui donnaient un sens à la nature, les entretenant jour et nuit dans la nostalgie totalement stupide de leur enfance, bref, des esprits primaires, sans perspective aucune que celle de revenir sans cesse à des racines mortes depuis longtemps, et je me mis à détester ces personnes qui, régulièrement, atterrissaient à Vienne pour un séjour culturel dont ils ne retiraient rien, car leur esprit tout entier était primaire, attaché à la terre de leur enfance morte, obsédé par des symboles calcinés qu’ils chérissaient et chériraient jusqu’à la mort. J’appris par la suite, dit Reger, que la nature était désormais pleine de ces êtres nostalgiques de la nature, qu’elle en était pleine à ras bord, montagnes, forêts, prairies, toute la nature était pleine de ces êtres que je haïssais désormais pour lesquels la nature était l’expérience suprême, sans qu’aucun d’entre eux ne s’aperçoivent que, passée l’enfance, la nature ne pouvait être qu’haïssable, et que, d’un point de vue moral et intellectuel, la nature devait être haïssable. La nature était à présent pleine d’individus agités courant, pédalant dans tous les sens, la nature n’était plus seulement abandonnée par les êtres chers mais définitivement polluée par une foule de crétins dont le peu de cervelle qu’ils possèdent encore ne sera jamais traversé par la pensée qu’en vérité, passée l’enfance, disparus les êtres chers, la nature est totalement, absolument haïssable !

Thomas Bernhard, Maîtres anciens

Le train s’arrêta à Ostia Antica

Le train s’arrêta à Ostia Antica. Quai désert, matinée morne, quelques oisillons sautillaient sur un vieux banc aux lattes dévissées. Je pris une passerelle de fer rouillé qui enjambait une route déserte Il y avait comme un miroitement aquatique aperçu un instant derrière quelques saules.

Je marchais le long de pavillons délabrés, avec dans les jardins, des sièges d’auto à l’abandon, des pneus entassés contre un mur de torchis, le scintillement des feuilles, détritus pourrissants.

Vers l’entrée du site archéologique qui ressemblait à l’entrée d’un stade à l’abandon quelques autocars poussiéreux immatriculés en Pologne ou en Slovaquie.

Je pris un ticket. Les allées couvertes de larges dalles étaient bordées de touffes d’herbe qui frissonnaient sous un vent qui sentait la mer. Dans ce paysage aplati net, évacué après une fin du monde, la fine glaçure d’une mosaïque avec des gladiateurs décolorés ou des poissons dans un filet. A coté affleurent des murs de briquettes cuites par le vent, le sentiment d’avancer à la pointe de la dernière terre ferme.

C’était un de ces endroits désolés qui apportent avec l’air froid des bouffés d’exaltation subite : être le dernier homme, planète débarrassée des conflits, extinction définitive des chamailleries et piailleries humaines, le ciel blanc sans nuages laisse voir derrière des excavations herbeuses la mer réduite à un trait, calme derrière une clôture de haut grillage. On sent l’éloignement, le murmure du vent, le repos de dalles qui sont les tombes légères, belles d’une aubaine ou d’une promesse, des insectes cachés dans les verdures proposent de nouvelles règles de vie, un sentier avec ses odeurs sauvages.

Puis, désolation, poussière, dessèchement, quelque chose d’ensablé dans le temps, de figé, une sorte de grève d’échouage : vide, silence, creux, distillation froide sous la pinède. Un grillage encercle ce pays d’exil que borde une mer vitrifiée.

Le mince trait neigeux d’un avion partage le ciel en deux.

L’arène ou l’espèce d’amphithéâtre, semble retapé de la veille, c’est un bassin de pierres effritées, avec des ronces, des racines, flaques d’eau trouble urineuse, boites de bière aplatie.

Au loin la haute voix claire — comme si la distance n’existait plus — d’un guide entouré d’un groupe de lycéennes. Allées cernées de choses tristes, cimetière fade d’une ville portuaire morte. Ce qui s’éparpille et se perd dans cette terre plate, un endroit perdu, dépeuplé après un cataclysme et sa mer retirée qui miroite d’un gris de plomb, un endroit de montées orageuses, de bruines interminables, d’hiver évanoui, de marécage et d’eaux mortes, d’alluvions, d'écoute triste. Quelques pavillons isolés aux volets clos bordent ce paysage évacué qui vous réduit en ombre. Et curieusement, un bâtiment plat moderne jette des luisances d’acier et de grandes baies.

Imaginez une cour dallée avec quelques tables et chaises empilées entourée de deux bâtiments vitrés, anonymes, style cafeteria avec deux tourniquets débordant de cartes postales qui vibrent sous les rafales. Le ciel s’est lentement nacré. Je commandai une bière, j'achetai deux cartes postales. Sur l’une j’écrivis à Constance, restée à Nevers, que je l’aimais encore, et sur l’autre qui représentait Calliope dans une tunique aux plis fins qui mettaient ses genoux en valeur, je n’écrivis rien car je ne savais pas à qui l’envoyer. Quelques gouttes de pluie vinrent tacher mes cartes postales et la tôle de la table. Je me levai, pris ma veste, mon portable, mon briquet, et rentrai à Rome la populeuse, là où brillait le soleil.

Jacques-Pierre Amette