Saturday, March 2, 2013

Les Ponts

Мостови / Mostovi

De tout ce que l’homme dans son élan vital élève ou construit, il n’est rien à mes yeux de mieux ni de plus précieux que les ponts. Ils ont plus d’importance que les maisons, un caractère plus sacré, parce que plus commun à tous, que les temples. Ils appartiennent à tout le monde, sont identiques et utiles à tout un chacun, ils sont toujours construits de manière réfléchie, à la croisée du plus grand nombre des besoins humains, ils possèdent plus de permanence que toute autre construction et ne servent aucune fin qui soit secrète ou maligne. Les grands ponts de pierre, témoins d’époques révolues où l’on vivait, où l’on pensait, où l’on bâtissait différemment, gris ou rougeoyants du fait du vent ou de la pluie, souvent effilochés à des angles taillés à l’emporte pièce, voient dans leurs jointures et dans leurs imperceptibles lézardes pousser une herbe tendre ou nicher des oiseaux. Les frêles ponts de fer, tel un fil qui se tendrait d’une rive à l’autre, frémissent et résonnent avec chaque train qui les empruntent : ils paraissent attendre encore leur forme ultime et leur perfection, la beauté de leurs lignes ne devant apparaître dans son intégralité qu’à nos petits-enfants. Les ponts de bois à l’entrée des bourgades bosniaques avec leurs poutres complètement rongées qui dansent et cliquètent sous les sabots des chevaux des villageois comme les lames d’un xylophone. Et enfin ces tout petits ponts dans les montagnes, en réalité un seul et unique tronc de belle taille ou deux poutres clouées l’une à l’autre, jetées en travers d’un torrent qui, sinon, resterait infranchissable. Deux fois l’an, quand il se gonfle, l’impétueux emporte ces poutres, et des paysans à l’opiniâtreté aveugle de fourmis en coupent, en apprêtent, et en posent de nouvelles. Voilà pourquoi le long de ces cours d’eau de montagne, dans de petits plans d’eau serpentant dans la roche, on aperçoit fréquemment ces anciens ponts qui gisent et se désagrègent avec d’autres pièces de bois charriées là par le hasard, mais ces poutres apprêtées, vouées au feu ou au pourrissement, se distinguent des autres alluvions et rappellent encore et toujours à quelle fin elles servaient.
Tous ces ponts, en substance, ne sont qu’un et méritent pareillement notre attention car ils désignent un endroit où l’homme confronté à un obstacle ne s’est pas figé face à lui, mais a tenté de le surmonter et de le franchir tant bien que mal, au mieux de sa capacité d’entendement, de son goût, et des circonstances environnantes.
Et quand je pense aux ponts, croisent dans mon sou-venir, non ceux que j’ai passés le plus souvent, mais ceux qui ont le plus capté mon attention et fasciné mon esprit.
En premier lieu, les ponts de Sarajevo. Enjambant la Miljacka dont le lit constitue l’épine dorsale de la ville, ils sont pareils à des vertèbres de pierre. Je les revois parfaitement, je les compte tour à tour. Je connais leurs arches, je me souviens de leurs garde-fous. Parmi eux, il en est un qui porte le nom funeste d’un jeune homme, il est de petite taille mais d’une grande permanence, retiré en lui-même telle une bonne forteresse silencieuse qui ne connaît ni reddition ni trahison. Viennent ensuite les ponts aperçus la nuit, lors de mes voyages en train, d’une fragilité et d’une blancheur spectrale. Les ponts de pierre d’Espagne, envahis par le lierre, perdus dans leurs pensées à contempler leur propre image dans l’eau obscure. Les ponts de bois en Suisse, couverts d’un toit à cause des abondantes chutes de neige, semblables à des greniers et, à l’instar de chapelles, décorés à l’intérieur d’images de saints ou d’événements miraculeux. Les ponts fantastiques de Turquie, jetés au hasard, gardés et préservés par le destin. Les ponts romains d’Italie méridionale construits en pierre blanche, dont le temps a emporté tout ce qu’il lui était possible d’emporter, et parallèlement auxquels depuis cent ans déjà existent de nouveaux ponts, mais eux demeurent identiques à eux-mêmes avec des airs de squelettes en faction.
Ainsi, partout dans le monde, où qu’elles se tournent ou s’arrêtent, mes pensées rencontrent des ponts fidèles et silencieux ainsi que le désir jamais assouvi de l’homme de relier, de réconcilier, d’unir tout ce qui surgit face à notre esprit, à nos yeux, à nos jambes, afin qu’il n’y ait nul partage, opposition ni séparation.
Il en va de même dans les rêves et les jeux fantasques de l’imagination. A écouter la musique la plus amère ou la plus belle qu’il m’ait jamais été donné d’entendre, soudainement m’apparaît un pont de pierre rompu en son milieu tandis que les côtés de l’arche brisée se tendent douloureusement l’un vers l’autre et, dans un ultime effort, indiquent la seule ligne possible décrite par l’arche aujourd’hui disparue. C’est là la fidélité et la noble implacabilité de la beauté qui, hormis elle-même, n’autorise qu’une seule et unique possibilité : l’inexistence.
En fin de compte, tous les faits parlants de notre existence – les pensées, les efforts, les regards, les sourires, les paroles, les soupirs – tout aspire à gagner l’autre rive, c’est une sorte d’objectif à atteindre et qui ne prend son sens véritable qu’une fois atteint. Tout tient d’un obstacle à surmonter et à franchir : le désordre, la mort, l’absurdité. Car tout n’est qu’un passage, un pont dont les extrémités se perdent dans l’infini et par rapport auquel tous les ponts terrestres ne sont que des jeux puérils, de pâles symboles. Alors que tous les espoirs que nous formons nous viennent de l’autre côté.

Ivo Andrić

Première édition : 1933
Traduit par Alain Cappon
In : Europe, n° 960, avril 2009, p. 308-310.

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